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et le désir de la vengeance ; vous dont l’âme est nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m’aimer ? Que vous a donné mon amitié ? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à présent qu’elle fasse peser des dangers sur vous ? Séparez-vous de moi, nous ne sommes plus de la même nature ; vous le voyez, les cours m’ont corrompu : je n’ai plus de candeur, je n’ai plus de bonté ; je médite le malheur d’un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi ; je ne vaux plus une de vos pensées, comment serai-je digne de vos périls !

— En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou. Savez-vous qu’il y va de partager votre patrie ? savez-vous que si vous livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais ? savez-vous que votre nom sera l’horreur de la postérité ? savez-vous que les mères françaises le maudiront, quand elles seront forcées d’enseigner à leurs enfants une langue étrangère ? le savez-vous ? Venez.

Et il l’entraîna vers le buste de Louis XIII.

— Jurez devant lui (et il est votre ami aussi !), jurez de ne jamais signer cet infâme traité.

Cinq-Mars baissa les yeux, et, avec une inébranlable ténacité, répondit, quoique en rougissant :

— Je vous l’ai dit : si l’on m’y force, je signerai.

De Thou pâlit et quitta sa main ; il fit deux tours dans sa chambre, les bras croisés, dans une inexprimable angoisse. Enfin il s’avança solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre placé au pied ; il chercha une page déjà marquée, et lut tout haut :

Je pense donc que M. de Lignebœuf fut justement condamné à mort par le parlement de Rouen pour n’avoir pas révélé la conjuration de Catteville contre l’État.

Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main