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Ici, un changement presque subit se fit sur les traits de Cinq-Mars ; il rougit et pâlit deux fois, et les veines de son front s’élevaient comme des lignes bleues tracées par une main invisible.

— Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant ses mains avec une force qui annonçait un violent désespoir concentré dans son cœur, tous les supplices dont l’amour peut torturer ses victimes, je les porte dans mon sein. Cette jeune enfant timide, pour qui je remuerais des empires, pour qui j’ai tout subi, jusqu’à la faveur d’un prince (et qui peut-être n’a pas senti tout ce que j’ai fait pour elle), ne peut encore être à moi. Elle m’appartient devant Dieu, et je lui parais étranger ; que dis-je ? il faut que j’entende discuter chaque jour, devant moi, lequel des trônes de l’Europe lui conviendra le mieux, dans des conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir une opinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et dans lesquelles on dédaigne pour elle les princes de sang royal qui marchent encore devant moi. Il faut que je me cache comme un coupable pour entendre à travers les grilles la voix de celle qui est ma femme ; il faut qu’en public je m’incline devant elle ! son amant et son mari dans l’ombre, son serviteur au grand jour ! C’en est trop ; je ne puis vivre ainsi ; il faut faire le dernier pas, qu’il m’élève ou me précipite.

— Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez renverser un État !

— Le bonheur de l’État s’accorde avec le mien. Je le fais en passant, si je détruis le tyran du Roi. L’horreur que m’inspire cet homme est passée dans mon sang. Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai sur mes pas son plus grand crime, l’assassinat et la torture d’Urbain Grandier ; il est le génie du mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai : j’aurais pu devenir celui du bien