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la Fortune, ou mourir. Je goûte en ce moment le plaisir d’avoir rompu toute incertitude ; eh quoi ! vous ne rougissez pas de m’avoir cru ambitieux par un vil égoïsme comme ce Cardinal ? ambitieux par le puéril désir d’un pouvoir qui n’est jamais satisfait ? Je le suis, ambitieux, mais parce que j’aime. Oui, j’aime, et tout est dans ce mot. Mais je vous accuse à tort ; vous avez embelli mes intentions secrètes, vous m’avez prêté de nobles desseins (je m’en souviens), de hautes conceptions politiques ; elles sont belles, elles sont vastes, peut-être ; mais, vous le dirai-je ? ces vagues projets du perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramper encore bien loin au-dessous du dévouement de l’amour. Quand l’âme vibre tout entière, pleine de cette unique pensée, elle n’a plus de place à donner aux plus beaux calculs des intérêts généraux ; car les hauteurs mêmes de la terre sont au-dessous du ciel.

De Thou baissa la tête.

— Que vous répondre ? dit-il. Je ne vous comprends pas ; vous raisonnez le désordre, vous pesez la flamme, vous calculez l’erreur.

— Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces, ce feu intérieur les a développées ; vous l’avez dit, j’ai tout calculé ; une marche lente m’a conduit au but que je suis près d’atteindre. Marie me tenait par la main, aurais-je reculé ? Devant un monde je ne l’aurais pas fait. Tout était bien jusqu’ici : mais une barrière invisible m’arrête : il faut la rompre, cette barrière ; c’est Richelieu. Je l’ai entrepris tout à l’heure devant vous ; mais peut-être me suis-je trop hâté : je le crois à présent. Qu’il se réjouisse ; il m’attendait. Sans doute il a prévu que ce serait le plus jeune qui manquerait de patience ; s’il en est ainsi, il a bien joué. Cependant, sans l’amour qui m’a précipité, j’aurais été plus fort que lui, quoique vertueux.