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— Si elle est reine, ce ne peut être qu’après ma mort. Mais écoutez : pour elle je fus courtisan ; pour elle j’ai presque régné en France, et c’est pour elle que je vais succomber, et peut-être mourir.

— Mourir ! succomber ! quand je vous reprochais votre triomphe ! quand je pleurais sur la tristesse de votre victoire !

— Ah ! que vous me connaissez mal si vous croyez que je sois dupe de la Fortune quand elle me sourit ; si vous croyez que je n’aie pas vu jusqu’au fond de mon destin ! Je lutte contre lui, mais il est le plus fort, je le sens ; j’ai entrepris une tâche au-dessus des forces humaines, je succomberai.

— Eh ! ne pouvez-vous vous arrêter ? À quoi sert l’esprit dans les affaires du monde ?

— À rien, si ce n’est pourtant à se perdre avec connaissance de cause, à tomber au jour qu’on avait prévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu’on a en face un ennemi tel que ce Richelieu, il faut le renverser ou en être écrasé. Je vais frapper demain le dernier coup ; ne m’y suis-je pas engagé devant vous tout à l’heure ?

— Et c’est cet engagement même que je voulais combattre. Quelle confiance avez-vous dans ceux à qui vous livrez ainsi votre vie ? N’avez-vous pas lu leurs pensées secrètes ?

— Je les connais toutes ; j’ai lu leur espérance à travers leur feinte colère ; je sais qu’ils tremblent en menaçant ; je sais qu’ils sont déjà prêts à faire leur paix en me livrant comme gage ; mais c’est à moi de les soutenir et de décider le Roi : il le faut, car Marie est ma fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.

C’est volontairement, c’est avec connaissance de tout mon sort que je me suis placé ainsi entre l’échafaud et le bonheur suprême. Il me faut l’arracher des mains de