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son cœur une grande révolution ; il voudrait l’accomplir et ne le peut pas : il a senti depuis longues années s’amasser en lui les germes d’une juste haine contre un homme auquel il croit devoir de la reconnaissance, et c’est ce combat intérieur entre sa bonté et sa colère qui le dévore. Chaque année qui s’est écoulée a déposé à ses pieds, d’un côté les travaux de cet homme, et de l’autre ses crimes. Voici qu’aujourd’hui ceux-ci l’emportent dans la balance ; le Roi voit et s’indigne : il veut punir ; mais tout à coup il s’arrête et le pleure d’avance. Si vous pouviez le contempler ainsi, madame, il vous ferait pitié. Je l’ai vu saisir la plume qui devait tracer son exil, la noircir d’une main hardie, et s’en servir, pourquoi ? Pour le féliciter par une lettre. Alors il s’applaudit de sa bonté comme chrétien ; il se maudit comme juge souverain ; il se méprise comme Roi ; il cherche un refuge dans la prière et se plonge dans les méditations de l’avenir ; mais il se lève épouvanté, parce qu’il a entrevu les flammes que mérite cet homme, et que personne ne sait aussi bien que lui les secrets de sa damnation. Il faut l’entendre en cet instant s’accuser d’une coupable faiblesse et s’écrier qu’il sera puni lui-même de n’avoir pas su le punir ! On dirait quelquefois qu’il y a des ombres qui lui ordonnent de frapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l’orage gronde dans son cœur, mais ne brûle que lui ; la foudre n’en peut pas sortir.

— Eh bien, qu’on la fasse donc éclater, s’écria le duc de Bouillon.

— Celui qui la touchera peut en mourir, dit Monsieur.

— Mais quel beau dévouement ! dit la Reine.

— Que je l’admirerais ! dit Marie à demi-voix.

— Ce sera moi, dit Cinq-Mars.

— Ce sera nous, dit M. de Thou à son oreille.

Le jeune Beauvau s’était rapproché du duc de Bouillon.