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avec moi dès lors que j’ai été créé. Et, certes, on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage. »

Ces pensées occupaient entièrement l’âme du jeune conseiller, lorsqu’un grand bruit se fit entendre sous ses fenêtres ; il crut que le feu d’une maison excitait ces cris prolongés, et se hâta de regarder vers l’aile du bâtiment occupé par sa mère et ses sœurs ; mais tout y paraissait dormir, et les cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui attestât le réveil des habitants : il en bénit le ciel ; et, courant à une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons les exploits se presser vers les rues étroites qui mènent au quai. Après avoir examiné cette cohue de femmes et d’enfants, l’enseigne ridicule qui les guidait, et les grossiers travestissements des hommes : « C’est quelque fête populaire ou quelque comédie de carnaval, » se dit-il ; et, s’étant placé de nouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la table et se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait ce jour-là. Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant au quatrième jour de ce mois le nom de sainte Barbe, il se rappela qu’il venait de voir passer des espèces de petits canons et caissons, et, parfaitement satisfait de l’explication qu’il se donnait à lui-même, se hâta de chasser l’idée qui venait de le distraire, et se renfonça dans sa douce étude, se levant seulement quelquefois pour aller prendre un livre aux rayons de sa bibliothèque, et, après y avoir lu une phrase, une ligne ou seulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou sur le parquet, encombré ainsi de papiers qu’il se gardait bien de mettre à leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries.

Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquement la