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— Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait : le passé n’est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées ; je l’ai observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c’était pour Marie… Il se conduit bien ; il est digne, oui, il est digne d’elle à mes yeux ; mais, à ceux de l’Europe, non. Il faut qu’il s’élève davantage encore : la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé moins qu’un prince. Il faudrait qu’il le fût. Pour moi, je n’y peux rien ; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il n’y a que le Cardinal, l’éternel Cardinal… et il est son ennemi, et peut-être cette émeute…

— Hélas ! c’est le commencement de la guerre entre eux, je l’ai trop vu tout à l’heure.

— Il est donc perdu ! s’écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon enfant, je te déchire le cœur ; mais nous devons tout voir et tout dire aujourd’hui ; oui, il est perdu s’il ne renverse lui-même ce méchant homme, car le Roi n’y renoncera pas ; la force seule…

— Il le renversera, madame ; il le fera si vous l’aidez. Vous êtes comme la divinité de la France ; oh ! je vous en conjure ! protégez l’ange contre le démon ; c’est votre cause, celle de votre royale famille, celle de toute votre nation…

La Reine sourit.

— C’est ta cause surtout, ma fille, n’est-il pas vrai ? et c’est comme telle que je l’embrasserai de tout mon pouvoir ; il n’est pas grand, je te l’ai dit ; mais, tel qu’il est, je te le prête tout entier : pourvu cependant que cet ange ne descende pas jusqu’à des péchés mortels, ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse ; j’ai entendu prononcer son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui.

— Oh ! madame, je jurerais qu’il n’en savait rien !