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— Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vérité ; c’est que le Roi n’aime personne, et que ceux qui paraissent le plus en faveur sont les plus près d’être abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit et dévore tout.

— Ah ! mon Dieu ! que me dites-vous ?

— Sais-tu combien il en a perdu ? poursuivit la Reine d’une voix plus basse et regardant ses yeux comme pour y lire toute sa pensée et y faire entrer la sienne ; sais-tu la fin de ses favoris ? T’a-t-on conté l’exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent de Mlle de La Fayette, la honte de Mme de Hautefort, la mort de M. de Chalais, un enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui furent suppliciés, proscrits ou emprisonnés, tous ont disparu sous son souffle, par un seul ordre de Richelieu à son maître, et, sans cette faveur que tu prends pour de l’amitié, leur vie eût été paisible ; mais cette faveur est mortelle, c’est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représente Sémélé ; les favoris de Louis XIII ressemblent à cette femme : son attachement dévore comme ce feu qui l’éblouit et la brûle.

Mais la jeune duchesse n’était plus en état d’entendre la Reine ; elle continuait à fixer sur elle de grands yeux noirs, qu’un voile de larmes obscurcissait ; ses mains tremblaient dans celles d’Anne d’Autriche, et une agitation convulsive faisait frémir ses lèvres.

— Je suis bien cruelle, n’est-ce pas, Marie ? poursuivit la Reine avec une voix d’une douceur extrême et en la caressant comme un enfant dont on veut tirer un aveu ; oh ! oui, sans doute, je suis bien méchante, notre cœur est bien gros ; vous n’en pouvez plus, mon enfant. Allons, parlez-moi ; où en êtes-vous avec M. de Cinq-Mars ?

À ce mot, la douleur se fit un passage, et, toujours à