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Il arrive à la tente des gardes qui précède le pavillon.

— Monseigneur reçoit quelqu’un, dit le capitaine hésitant ; on ne peut pas entrer.

— N’importe, vous m’avez vu sortir il y a une heure ; il se passe des choses dont je dois rendre compte.

— Entrez, Laubardemont, cria le ministre, entrez vite et seul ! Il entra. Le Cardinal, toujours assis, tenait les deux mains d’une religieuse dans une des siennes, et de l’autre fit signe de garder le silence à son agent stupéfait, qui resta sans mouvement, ne voyant pas encore le visage de cette femme ; elle parlait avec volubilité, et les choses étranges qu’elle disait contrastaient horriblement avec la douceur de sa voix. Richelieu semblait ému.

— Oui, je le frapperai avec un couteau ; c’est un couteau que le démon Béhérith m’a donné à l’auberge ; mais c’est le clou de Sisara. Il a un manche d’ivoire, voyez-vous, et j’ai beaucoup pleuré dessus. N’est-ce pas singulier, mon bon général ?… Je le retournerai dans la gorge de celui qui a tué mon ami, comme il a dit lui-même de le faire, et ensuite je brûlerai le corps, c’est la peine du talion, la peine que Dieu a permise à Adam… Vous avez l’air étonné, mon brave général… mais vous le seriez bien plus si je vous disais sa chanson… la chanson qu’il m’a chantée encore hier au soir, quand il est venu me voir à l’heure du bûcher, vous savez bien ?… l’heure où il pleut, l’heure où mes mains commencent à brûler comme à présent ; il m’a dit : « Ils sont bien trompés, les magistrats, les magistrats rouges… j’ai onze démons à mes ordres, et je reviens te voir quand la cloche sonne… sous un dais de velours pourpré, avec des torches, des torches de résine qui nous éclairent ; ah ! c’est de toute beauté ! » Voilà, voilà ce qu’il chante.