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chique ; tu vas la faire pleurer, tu ne sais pas le beau langage de la cour ; je vais lui parler, moi.

Et lui prenant le menton :

— Mon petit cœur, lui dit-il, si tu voulais, ma mignonne, recommencer la jolie petite historiette que tu racontais tout à l’heure à ces messieurs, je te prierais de voyager avec moi sur le fleuve de Tendre, comme disent les grandes dames de Paris, et de prendre un verre d’eau-de-vie avec ton chevalier fidèle, qui t’a rencontrée autrefois à Loudun quand tu jouais la comédie pour faire brûler un pauvre diable…

La jeune femme croisa ses bras, et regardant autour d’elle d’un air impérieux, s’écria :

— Retirez-vous, au nom du Dieu des armées : retirez-vous, hommes impurs ! il n’y a rien de commun entre nous. Je n’entends pas votre langue, et vous n’entendriez pas la mienne. Allez vendre votre sang aux princes de la terre à tant d’oboles par jour, et laissez-moi accomplir ma mission. Conduisez-moi vers le Cardinal…

Un rire grossier l’interrompit.

— Crois-tu, dit un Carabin de Maurevert, que Son Éminence le généralissime te reçoive chez lui avec tes pieds nus ? Va les laver !

— Le Seigneur a dit : Jérusalem, lève ta robe et passe les fleuves, répondit-elle les bras toujours en croix. Que l’on me conduise chez le Cardinal !

Richelieu cria d’une voix forte :

— Qu’on m’amène cette femme, et qu’on la laisse en repos !

Tout se tut ; on la conduisit au ministre. — Pourquoi, dit-elle en le voyant, m’amener devant un homme armé ?

On la laissa seule devant lui sans répondre.

Le Cardinal avait l’air soupçonneux en la regardant.

— Madame, dit-il, que faites-vous au camp à cette