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faut-il faire s’il veut m’approcher du trône ? il faudra plaire. À cette idée, vous l’avouerai-je ? je suis tenté de fuir, et j’espère que je n’aurai pas l’honneur fatal de vivre près de lui. Plaire ! que ce mot est humiliant ! obéir ne l’est pas autant. Un soldat s’expose à mourir, et tout est dit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son caractère, que de compositions avec sa conscience, que de dégradations de sa pensée dans la destinée d’un courtisan ! Ah ! de Thou, mon cher de Thou ! je ne suis pas fait pour la cour, je le sens, quoique je ne l’aie vue qu’un instant ; j’ai quelque chose de sauvage au fond du cœur, que l’éducation n’a poli qu’à la surface. De loin, je me suis cru propre à vivre dans ce monde tout-puissant, je l’ai même souhaité, guidé par un projet bien chéri de mon cœur ; mais je recule au premier pas ; la vue du Cardinal m’a fait frémir ; le souvenir du dernier de ses crimes auquel j’assistai m’a empêché de lui parler ; il me fait horreur, je ne le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je ne sais quoi qui m’épouvante, comme si elle devait m’être funeste.

— Je suis heureux de vous voir cet effroi : il vous sera salutaire peut-être, reprit de Thou en cheminant. Vous allez entrer en contact et en commerce avec la Puissance ; vous ne la sentirez pas, vous allez la toucher ; vous verrez ce qu’elle est, et par quelle main la foudre est portée. Hélas ! fasse le ciel qu’elle ne vous brûle pas ! Vous assisterez peut-être à ces conseils où se règle la destinée des nations ; vous verrez, vous ferez naître ces caprices d’où sortent les guerres sanglantes, les conquêtes et les traités ; vous tiendrez dans votre main la goutte d’eau qui enfante les torrents. C’est d’en haut qu’on apprécie bien les choses humaines, mon ami ; il faut avoir passé sur les points élevés pour connaître la petitesse de celles que nous y voyons grandes.