Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/104

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain ; il est dans la chambre voisine qui dort avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et mes pieds, regarde-les, mes pieds étaient si blancs autrefois ! Vois comme la boue les a souillés. Mais j’ai fait un vœu, je ne les laverai que chez le Roi, quand il m’aura donné la grâce d’Urbain. Je vais à l’armée pour le trouver ; je lui parlerai, comme Grandier m’a appris à lui parler, et il lui pardonnera ; mais, écoute, je lui demanderai aussi ta grâce ; car j’ai lu sur ton visage que tu es condamné à mort. Pauvre enfant ! tu es bien jeune pour mourir, tes cheveux bouclés sont beaux ; mais cependant tu es condamné, car tu as sur le front une ligne qui ne trompe jamais. L’homme que tu as frappé te tuera. Tu t’es trop servi de la croix, c’est là ce qui te porte malheur ; tu as frappé avec elle, et tu la portes au cou avec des cheveux… Ne cache pas ta tête sous tes draps ! T’aurais-je dit quelque chose qui t’afflige ? ou bien est-ce que vous aimez, jeune homme ? Ah ! soyez tranquille, je ne dirai pas tout cela à votre amie ; je suis folle, mais je suis bonne, bien bonne, et il y a trois jours encore que j’étais bien belle. Est-elle belle aussi ? Oh ! comme elle pleurera un jour ! Ah ! si elle peut pleurer, elle sera bien heureuse.

Et Jeanne se mit tout à coup à réciter l’office des morts d’une voix monotone, avec une volubilité incroyable, toujours assise sur le lit, et tournant dans ses doigts les grains d’un long rosaire.

Tout à coup la porte s’ouvre ; elle regarde et s’enfuit par une entrée pratiquée dans une cloison.

— Que diable est-ce que ceci ? Est-ce un lutin ou un ange qui dit la messe des morts sur vous, monsieur ? vous voilà sous vos draps comme dans un linceul.

C’était la grosse voix de Grandchamp, qui fut si étonné, qu’il laissa tomber un verre de limonade qu’il