Il faut, mon cher Émile, que je te conte ce que m’a conté l’hôtesse d’une auberge de Jussy tout en recousant les boutons de mon habit de voyage et pendant que je soupais ; il s’agit de la déception amère et digne de compassion d’un pauvre garde champêtre, j’en suis la cause, voici en deux mots le fait :
Un peu avant la chute du jour je rôdais à travers les prairies et sur la lisière des vignes qui entourent le château du Crêt, cherchant un endroit propice pour le croquer tout à mon aise ; pendant ce temps-là j’étais épié sans m’en apercevoir par un garde qui, blotti je ne sais où, ne perdait pas de vue un seul de mes mouvements et me croyait fort disposé à croquer, — non pas le petit manoir de d’Aubigné, — mais des raisins, car on n’a pas encore commencé les vendanges.
Bon ! se disait ce vigilant et digne fonctionnaire public, voilà un maraudeur qui s’apprête à remplir son havre-sac, il s’assure que personne ne l’observe avant de faire son coup..... il y met de la précaution..... mais ça n’empêche pas que je vais te pincer, te prendre en flagrant délit, te faire un bon petit procès-verbal, te conduire chez monsieur le syndic... ah ! mais oui...
Et le brave homme se frottant les mains, souriant à la chère gratification qu’il avait en perspective, me suivait sans bruit, se glissait derrière les arbres, dans les fossés desséchés, se courbait pour être caché par les buissons,