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MANICHÉISME, ORIGINES

canoniques. Ils y retrouvaient certaines de leurs doctrines. Ces doctrines d’ailleurs n’avaient pas été enseignées par la grande Église ; elles étaient celles de la gnose, et on les rencontre déjà chez les maîtres gnostiques du second siècle, Basilide, Valentin et Marcion.

C’est encore le nom de Marcion qui s’impose avant tous les autres lorsqu’on ne se contente plus d’examiner les livres rejetés ou acceptés par le manichéisme, et qu’on se met en face de la doctrine de Mani. Le fond de cette doctrine est l’antagonisme entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Marcion avait résolu cet antagonisme en admettant l’existence d’un Dieu bon à côté d’un Dieu juste. Justice et bonté étaient, pour lui, les deux attributs, disons si l’on veut, les deux vertus opposées. Mani est, en certain sens, plus logique que Marcion, car la justice en soi n’est pas un mal, et elle n’est pas contradictoire de la bonté. C’est le mal qui s’oppose au bien : la matière qui s’oppose à la chair, l’obscurité qui s’oppose à la lumière. Mani n’hésite pas à faire de cette opposition quelque chose d’éternel, de nécessaire, d’immuable. La lumière a toujours existé en face des ténèbres, et rien ne peut supprimer l’un de ces deux principes. La guerre qu’ils se font l’un à l’autre, qui se poursuit depuis l’origine de ce monde jusqu’à la consommation des choses, n’est qu’un épisode. Avant elle, les deux royaumes coexistaient l’un à côté de l’autre. Après elle, ils recommenceront à coexister, sans se mélanger et sans se connaître.

Le même dualisme se retrouve, plus ou moins accentué, exprimé de diverses manières dans toutes les sectes gnostiques. Le manichéisme apparaît donc comme une sorte de gnose, plus complète, plus logique et même, dans son ensemble, plus simple que la plupart de celles qui l’ont précédé. Mani lui-même est apôtre de Jésus-Christ. Acta Archel., 5 et 15. p. 5 et 23 ; Augustin, Contra epist. Man., 9 ; Contra Felic., 1, 14, P. L., t. XLII, col. 178, 529. Il est aussi le Paraclet annoncé par le Christ, Acta Archel., 15, p. 24. l. 3 ; cf. An-Nadim, dans Flügel, Mani, p. 85 : Biruni dans Kessler, Mani, p. 318. Il enseigne le commencement, le milieu et la fin. Il montre comment le monde s’est formé, pourquoi les jours y succèdent aux nuits, quel but poursuivent le soleil et la lune dans leurs courses lointaines. Augustin, Contra Felic.. i, 9, P. L., t. xlii, col. 525. C’est qu’il est le dernier des messagers divins, et qu’en lui se réalisent toutes les promesses faites par Jésus à ses Apôtres.

En ce sens, le manichéisme dépend du christianisme. Il n’aurait pas été ce qu’il est, si Mani avait enseigné avant le Christ, et s’il n’avait pas connu les doctrines chrétiennes. Les textes orientaux récemment découverts ont apporté ici de précieuses confirmations. Telles ou telles doctrines que l’on connaissait surtout par saint Augustin, et qui rendaient un son particulièrement chrétien, celle de la Trinité, par exemple, celles qui regardent le rôle du Christ dans le salut, pouvaient sembler particulières aux manichéens d’Afrique et avoir été influencées, à une date récente, par un contact prolongé avec le catholicisme. Le fait que ces doctrines figurent également dans les textes de Touen-houang suffit à prouver leur caractère authentique et original.

Mais le dualisme, en tant que système, n’a rien de chrétien. C’est plutôt en Orient qu’il faut en chercher les expressions les plus complètes. « Le manichéisme, écrit K. Kessler, est la gnose la plus achevée, d’une part, parce qu’il emprunte à la source primitive de toutes les gnoses de l’Asie antérieure, à la religion assyro-babylonienne, la matière mythologique la plus riche, sans aucun intermédiaire ; d’autre part, parce que son fondateur Mani a travaillé et systématisé cette matière d’une façon plus conséquente que tous les gnostiques en en faisant un corps de doctrine. Félix dit, dans Augustin, Contra Felic., ii, 1, P. L., t. XLII, col. 536, de l’Epistola fundamenti, qu’en elle Mani a résumé le commencement, le milieu et la fin. En fait, sur tous les problèmes qui excitent l’intérêt religieux au sujet du passé, du présent et de l’avenir, sur tous les problèmes relatifs à la véritable nature de Dieu et de l’homme, et des devoirs qui s’ensuivent de l’homme par rapport à Dieu. Mani a apporté des solutions non seulement détaillées, mais encore ordonnées et systématisées. Voilà ce qui, jusqu’à lui, avait manqué à la gnose. Le manichéisme devait ainsi, pendant le premier millénaire de l’ère chrétienne, exercer une profonde influence. Les anciens systèmes de la gnose dualiste, ceux dont Mani lui-même parle souvent, des marcionites, des bardesanites, des basilidiens, appelaient en quelque manière par leurs inconséquences mêmes la naissance d’un système plus conséquent, dans lequel ils viendraient historiquement s’achever. Mani donne à l’énigme la plus troublante pour la pensée, à celle des rapports entre la nécessité dans le cours de l’univers et la libre volonté de l’homme, une solution tout à fait radicale, entièrement matérialiste, quand il dit : « Il y a un bien primitif et un mal primitif, l’un et l’autre substantiels et tout s’éclaire par le mélange de l’un et de l’autre. » Mani est ainsi un philosophe, mais il revêt ses idées d’une foule d’images mythologiques. Celles-ci, il les emprunte tout comme les anciens gnostiques, non pas à sa fantaisie personnelle, mais à un matériel préexistant, à une tradition ancienne. Et celle-ci est la religion assyro-babylonienne. Tout s’explique par les relations de Mani avec Babylone et la Babylonie, dans sa vie comme dans son enseignement, aussi bien que lui-même, dans ses expressions et ses dispositions. C’est en Babylonie, dans le voisinage de Kutha qu’il est né, c’est à la Babylonie que, d’après ses propres déclarations, il a été envoyé comme prophète : c’est en Babylonie que devait résider après sa mort le chef de l’Église manichéenne. » K. Kessler, art. Mani, Manichäer, dans la Protest. Realencyclop., 3e édit., t. XII, p. 226.

Par suite, selon Kessler, tous les détails de la mythologie manichéenne seraient à expliquer par des survivances de l’ancienne religion babylonienne. Il doit y avoir, dans ce système absolu, une grande part d’exagération. Il est sans doute utile de rappeler que le père de Mani et Mani lui-même ont été agrégés à la secte des moughtasilas ou baptistes, et que le prophète a trouvé dans cette secte quelques éléments de sa propre doctrine. Peut-être se borne-t-on à reculer le problème sans le résoudre. Et il faut bien reconnaître qu’un aveu d’ignorance reste sans doute la plus sage des positions dans l’état actuel de nos connaissances. Nous pouvons saisir sans trop de peine les rapports du manichéisme, avec la gnose. Mais le problème de la gnose n’est pas encore résolu et c’est un de ceux qui méritent de retenir le plus l’attention des chercheurs. L’Asie orientale, dans les siècles qui précèdent l’ère chrétienne, et dans ceux qui la suivent immédiatement, est le creuset où se fondent, où se mélangent, où s’éprouvent toutes sortes de systèmes et de théories. Le manichéisme, s’il est l’œuvre propre d’un fondateur connu, s’il porte les marques de la personnalité puissante qui l’a conçu et organisé, résume aussi le travail obscur de tout un monde. Il faut croire seulement que ce système était puissant, puisque, pendant près d’un millier d’années, il est resté vivant et efficace et qu’il a réussi, malgré les persécutions dont il a été l’objet, à se répandre de l’Extrême-Occident jusqu’à l’Extrême-Orient.