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MANICHÉISME, ORIGINES

croix le Sauveur, Père des justes. Mais ce fut lui qui se trouva crucifié. En cette circonstance, la réalité fut tout autre que l’apparence. Le prince des ténèbres se vit donc attaché à la croix ; il porta avec ses compagnons la couronne d’épines et fut revêtu du vêtement de pourpre. Il but le fiel et le vinaigre, qui, d’après certains, auraient abreuvé le Sauveur. Toutes les souffrances que celui-ci parut endurer furent réservées aux archontes ténébreux. Eux seuls furent atteints par les clous et par la lance. » Évode, De fide contra man., 28, P. L., t. xlii, col. 1147.

Il est facile de comprendre les principes selon lesquels étaient ainsi disséqués les récits du Nouveau Testament. Comme Mani estime que la matière est essentiellement mauvaise, il ne peut admettre que le Sauveur ait eu un corps véritable. De la chair, Jésus a pris l’apparence, il a été trouvé en toutes choses semblable à un homme ; mais il n’a pas eu la réalité de ce corps mortel et passible. Il n’a pas eu à naître ni à mourir. Cette doctrine n’est pas particulière au manichéisme. De nouveau, nous retrouvons ici le souvenir des gnostiques, qui condamnaient impitoyablement la chair comme la source de tous les maux : c’est en suivant l’exemple des maîtres gnostiques que Mani aboutissait au docétisme.

Avec les évangiles corrigés et mutilés, Mani acceptait encore les épîtres de saint Paul. Marcion avait agi de même ; et son canon du Nouveau Testament ne contenait que l’Apôtre à côté de l’Évangile de saint Luc. Naturellement l’Apostolicum de Mani avait été lui aussi l’objet d’une correction sévère, qui avait eu pour résultat d’en retrancher tous les passages favorables aux Juifs. Mais comme, tout compte fait, saint Paul restait celui qui avait le mieux compris l’opposition foncière de la chair et de l’esprit de la loi et de la foi, du vieil homme et de l’homme nouveau, ses lettres restaient l’arsenal incomparable où les manichéens cherchaient les arguments qu’ils pouvaient faire valoir dans leurs discussions avec les catholiques. Les écrits d’Adimante, de Fauste, de Secundinus, que nous connaissons par les réfutations de saint Augustin, sont remplis de textes empruntés aux épîtres de saint Paul.

On n’aurait pas une idée complète de la position prise par Mani et ses disciples à l’égard du christianisme, si l’on ne rappelait le rôle joué chez eux par les livres apocryphes. Récemment, M. P. Alfaric a essayé de dresser un inventaire complet des Écritures manichéennes : peut-être tel ou tel des ouvrages qu’il mentionne n’avait-il pas réellement droit de cité dans la bibliothèque religieuse des manichéens ; son inventaire permet du moins de se faire une idée de quelques-unes des sources de la pensée manichéenne.

Nous savons déjà que Mani lui-même avait composé un ouvrage auquel il avait donné le nom d’Évangile vivant. Peut-être ce livre n’était-il pas autre chose qu’un commentaire des récits évangéliques, assez analogue aux vingt-quatre livres des Commentaires évangéliques rédigés par Basilide. C’est du moins ce qu’on serait tenté de conclure d’un témoignage de Théodore Abou-Kourra, selon qui les zandiques ou manichéens parlent ainsi aux gens qu’ils veulent convertir : « Tu dois t’adjoindre aux chrétiens, et écouter les paroles de leur évangile. Et le véritable est celui que nous possédons, celui qu’ont écrit les Douze apôtres… Et personne n’en possède l’explication en dehors de Mani notre maître. » Traktat über den Schöpfer und die wahre Religion, trad. G. Graf, Munster, 1913, p. 27.

Dans ces conditions, Mani aurait commenté l’Évangile des Douze apôtres ; et c’est ce commentaire qui aurait pris le titre d’Évangile vivant. L’Évangile des Douze, mentionné par Origène, Hom. 1 In Luc., P. G., t. xiii, col. 1803, nous est d’ailleurs mal connu. P. Alfaric, op. cit., t. ii, p. 173-175, l’identifie à l’Évangile ébionite que cite Épiphane, Hæres., xxx, 3, P. G., t. xli, col. 409. Deux citations, faites par Birûni, pourraient provenir de l’Évangile ébionite : la première est donnée sans référence : « Les Apôtres interrogèrent Jésus sur la vie de la nature inanimée ; sur quoi il leur dit : “Si ce qui est inanimé est séparé de l’élément vivant qui lui est mélangé et apparaît seul avec soi-même, il est de nouveau inanimé et n’est pas capable de vivre, tandis que l’élément vivant qui l’a abandonné, retenant son énergie vitale inaltérée, ne meurt jamais.” » India, trad. Sachau, t. i, p. 48. La seconde est empruntée au livre des Mystères : « Comme les Apôtres savaient que les âmes sont immortelles et que, dans leurs migrations, elles revêtent toutes les apparences, prennent la forme de tous les animaux et sont moulées dans le moule de toutes les figures, ils demandèrent au Messie quelle serait la fin de ces âmes qui n’auraient pas reçu la vérité ou appris l’origine de leur existence. Et il leur répondit : « Toute âme faible qui n’a pas reçu tout ce qui lui appartient de vérité périt sans aucun repos ou bonheur. » India, t, i, p. 54, 55.

Somme toute, nous sommes mal renseignés sur l’Évangile des Douze ; nous ne le sommes pas beaucoup mieux sur celui des Soixante-dix, dont parle Birûni, et qu’il présente comme une copie du premier, faite parun certain Balamis. Chronology, trad. Sachau, p. 27 ; cf. P. Alfaric, op. cit., t. ii, p. 177-180.

Timothée de Constantinople, De recept. hæret., P. G., t. lxxxvi, col. 21, signale l’Évangile de Philippe et l’Évangile de Thomas dans la liste des Écritures manichéennes. Le second de ces ouvrages est également signalé par saint Cyrille de Jérusalem qui ne veut pas le recevoir ; « car, dit-il, il ne vient pas d’un des douze apôtres, mais de l’un des trois mauvais disciples de Mani. » Catech., vi, 31, P. G., t. xxxiii, col. 593. Ces deux livres n’ont pas une origine manichéenne, mais gnostique. L’Évangile de Philippe est cité par saint Épiphane, hæres., xxvi, 13, P. G., t. xii, col. 352, et sans doute aussi par la Pistis Sophia 42-44, édit. Schmidt, p. 44, 45. L’Évangile de Thomas est signalé par Origène, et par saint Hippolyte, Philos., v, 7, P. G., t. xvi c, col. 3314, qui en fait un livre sacré des Naasséniens.

Saint Augustin nous apprend d’autre part que les Manichéens regardent les Actes de Thomas comme des écritures tout à fait pures et véridiques. Contra Faust., xxii, 79 ; Contra Adim., xvii, 2, P. L., t. xlii, col. 452, 158. Cf. Bousset, Manichäische in den Thomasakten, dans la Zeitschrift für N. T. Wissensch., 1917, p. 1 sq. Il dit également que les manichéens ont en haute estime les Actes de Pierre, Contra Adim., xvii, 5, t. xlii, col. 161. Évode d’Uzalis reproche aux manichéens d’admettre la doctrine des Actes d’André, De fide ad man., 38, ibid., col. 1150, que Filastrius de Brescia regarde comme le premier des apocryphes admis par la secte, hæres., t. xxxviii (60). Les Actes de Jean sont encore nommés par Filastrius parmi les écriture manichéennes, loc. cit. Les Actes de Paul enfin étaient cités par Fauste de Milève. Tous ces livres nous sont bien connus ; car ils ont été maintes fois cités par l’antiquité chrétienne. Les uns, surtout les Actes de Jean, et ceux de Thomas ont une couleur gnostique et docète très accentuée. Les autres sont plus orthodoxes : encore est-il qu’ils devaient plaire aux manichéens par les discours qu’ils renferment en faveur de la chasteté, par le mépris qu’ils affichent de la chair et de la matière. Ce n’est pas sans raison que les manichéens, sinon Mani lui-même, s’inspiraient des ouvrages apocryphes plus volontiers que des textes