Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 9.2.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1881
1882
MANICHÉISME, ESCHATOLOGIE

poser à la propagation du mal. Pour cela le véritable moyen est d’éviter complètement toutes les relations sexuelles. La génération est mauvaise en soi. Le mariage est interdit : comment oserait-on risquer d’enfermer un élément lumineux dans une enveloppe matérielle en procréant des enfants ? D’une règle aussi absolue, les manichéens tiraient quelquefois d’étranges conclusions. Ils déclaraient que l’on pèche beaucoup plus gravement avec une épouse qu’avec une concubine ; qu’on encourt des responsabilités plus graves lorsqu’on veut avoir des enfants que lorsqu’on recherche le seul plaisir ; et par suite que, si l’on tient à prendre une femme, du moins l’on doit éviter autant que possible de la rendre mère. Mais ce n’étaient là que des concessions à la faiblesse humaine. La pratique de la virginité, non seulement conseillée, mais ordonnée à tous comme un devoir, était la règle de la morale manichéenne. Seuls, les vierges se montrent de véritables disciples.

4. Distinction des Élus et des Auditeurs. — Une morale rigoureuse dépassait évidemment le commun des hommes. Elle constituait un idéal que la masse ne pouvait réaliser. Si tous les adeptes de la secte avaient été tenus de se conformer au triple sceau, la diffusion du manichéisme se serait trouvée gravement compromise. De fait les manichéens n’ignoraient pas que la piété et la bonne foi… sont le chemin étroit sur lequel on marche, en se tenant de côté le long de la grande mer des tourments dans les trois mondes : parmi des centaines et des milliers d’hommes, rarement il s’en trouve un seul pour s’engager dans ce chemin. » Traité manichéen, publié par É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiatique, 1911, Xe sér., t. xviii, p. 564, 565.

Pratiquement on se tirait d’affaire en admettant que les préceptes n’obligeaient d’une manière rigoureuse que les Élus, c’est-à-dire les véritables fidèles, consacrés tout entiers à la religion de Mani. Ceux-ci étaient le petit nombre, et ils vivaient à la façon des religieux. On trouvait, parmi eux jusqu’à des femmes et des enfants : la plupart étaient des hommes.

Les élus manichéens pratiquaient avant tout la continence : « Pour ce qui est des femmes, écrit le traité manichéen que nous citions tout à l’heure, ils peuvent les considérer comme des apparences vides et trompeuses ; ils ne sont pas arrêtés et embarrassés par les charmes sensuels : tel l’oiseau qui, volant haut, ne périt dans les filets. » É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiatique, loc. cit., p. 583.

Ils observaient le sceau de la main avec tant de fidélité qu’ils évitaient de tuer quoi que ce fût de vivant. Ils n’avaient pas le droit de cueillir des fruits dans leur jardin, ni de couper un épi dans leur champ. Aussi auraient-ils couru le risque de mourir de faim s’ils n’avaient été nourris par les aumônes des autres hommes : « Avec une dignité parfaite ils attendent les aumônes, dit un fragment manichéen de Touen-houang ; si personne ne leur fait l’aumône, ils vont mendier pour subvenir à leurs besoins. » Journal asiatique, XIe sér., t. i, 1913, p. 111, 112.

Encore avant de prendre la nourriture qu’on leur apportait, les élus devaient-ils se purifier par la prière : « Quand ils veulent manger du pain, ils commencent par prier et par dire à ce pain : ce n’est pas moi qui t’ai semé, moulu, pétri et mis au four : c’est un autre qui l’a fait et t’a porté à moi ; je te mange innocemment. Ayant dit cela en soi-même chacun d’eux répond à celui qui lui a porté du pain : J’ai prié pour toi. Et là-dessus ce dernier se retire. » Act. Archel., 10, p. 16, 17. Seuls, les aliments végétaux étaient acceptés par ces saintes gens, qui repoussaient avec horreur toute nourriture animale. Les légumes et les fruits leur communiquaient une part plus abondante de vie divine, et ils s’appliquaient avec soin à ne rien perdre de ces éléments précieux.

À un degré inférieur se trouvaient les Auditeurs. Ceux-ci constituaient la masse, le peuple, ou encore les catéchumènes, car il semble bien que les élus seuls aient reçu le baptême. S. Augustin, Contra litt. Petit., iii, 20, P. L., t. xliii, col. 357. Ils entendaient la parole de vie, mais il ne la mettaient pas en pratique. Ce fut dans le rang des auditeurs que resta saint Augustin pendant les années de sa foi manichéenne.

Les auditeurs avaient pourtant une règle de vie assez précise. Tout d’abord, ils faisaient profession de la vraie foi. Ils rendaient leurs hommages au Père de la lumière, au Dieu du soleil et de la lune et au Dieu puissant. Ils prenaient part aux assemblées liturgiques et chantaient les hymnes et les cantiques en usage dans la secte. Puis ils gardaient certaines observances : c’est ainsi que, s’ils se mariaient comme les autres hommes, ils se contentaient d’une seule femme, et ils évitaient autant que possible d’en avoir des enfants. S’ils acceptaient de se nourrir de viande et de boire du vin, ils jeûnaient fidèlement tous les dimanches en l’honneur du Seigneur. S’ils violaient enfin le sceau de la main, en s’occupant de toutes sortes de choses défendues aux élus, même en exerçant la profession de boucher, leurs fautes trouvaient une compensation dans les aumônes qu’ils faisaient aux élus.

L’aumône tient, en effet, une grande place dans la vie de l’auditeur manichéen. Plusieurs des lettres de Mani portaient sur la dîme et les différentes sortes d’aumônes. L’auditeur du Kouastouanift, xi, 222, s’accuse de n’avoir pas donné exactement les sept sortes d’aumônes pour la loi pure. Ce sont, nous l’avons vu, les aumônes des auditeurs qui entretiennent les élus : ceux-ci en retour prient pour leurs bienfaiteurs dont les péchés sont ainsi remis. S. Augustin, De mor. manich., 60, 61, t. xxxii, col. 1370, 1371. Par contre ces aumônes doivent être réservées exclusivement aux élus : l’auditeur du Kouastouanift, xi, 231-213, s’accuse encore d’avoir peut-être donné la substance lumineuse des cinq bons éléments à des hommes de mauvaise pensée et de mauvaise vie, et de l’avoir ainsi dispersée et dissipée, et envoyée dans un mauvais lieu. Et le traité manichéen, publié par É. Chavannes et P. Pelliot, dit aussi en parlant de ceux qui sont arrivés au terme de leur progrès spirituel : « S’ils voient que des laïques qui ne sont pas des adeptes de la religion subissent quelque dommage ou éprouvent des chagrins, leur cœur ne s’en afflige pas. » Journal asiat., 1911, Xe sér., t. xviii, p. 583.

Élus et auditeurs sont les disciples de Mani. En dehors d’eux, il y a les pécheurs dont la morale manichéenne n’a pas à s’occuper, sinon pour s’efforcer de les convertir en leur faisant connaître la voie, de la Lumière. Car en dehors de cette voie, il n’y a pas de salut possible. Seuls, seront sauvés ceux qui auront cru à la doctrine de Mani, et qui auront pratiqué ses commandements. Comment s’opère ce salut ? C’est le problème que résout l’eschatologie manichéenne.

3o Eschatologie manichéenne. — Les doctrines de Mani sur la fin dernière des hommes devaient être exposées surtout dans le Shâpurakân, dont An-Nadim semble donner un résumé sous ce titre : Doctrines des Manichéens sur la vie future. Il faut citer en entier ce résumé.

« Quand la mort, dit Mani, s’approche d’un véridique, c’est-à-dire d’un élu, l’Homme primitif envoie un Dieu lumineux sous la forme du sage Conducteur, qu’escorte trois autres dieux avec le vase d’eau, l’habit, le bandeau, la couronne, le nimbe, et qu’accompagne aussi la Vierge, semblable à l’âme de ce