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MAL, DOCTRINES ANTIQUES

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porté à nuire ne saurait nuire en effet, ni faire du mal, En cours ni être la cause d’aucun mal. Ce qui est bon n’est donc pas cause de toutes choses : il est cause du bien, mais il n’est pas cause du mal. Ainsi, Dieu étant essentiellement bon, il n’est pas cause de toutes choses, comme on le dit communément. Et si les biens et les maux sont tellement partagés entre les hommes, que le mal y domine, Dieu n’est cause que d’une petite partie de ce qui arrive aux hommes, et il ne l’est point de tout le reste. On doit n’attribuer les biens qu'à lui ; quant aux maux, il en faut chercher une autre cause que Dieu. » République, t. II, 379, édit. Didot, t. ii, p. 37.

Cette cause, c’est la matière, éternelle, indépendante de Dieu. « La cause de cela (du trouble de l’agitation du monde) c'était l'élément matériel de sa constitution, lequel i son origine dans l’antique nature, livrée longtemps à la confusion avant de parvenir à l’ordre actuel. C’est, en effet, de celui qui l’a composé que le monde tient tout ce qu’il a de beau ; et c’est de son état antérieur qu’il reçoit, pour le transmettre aux animaux, tout ce qui arrive de mauvais et d’injuste dans l'étendue du ciel. » Politique, c. xvi, 276, édit. Didot, t. i, p. 586.

Dans le dialogue des Lois auquel fait allusion le texte cité de Plutarque, la même doctrine s’affirme sans détours : « N’est-ce pas une nécessité d’avouer que l'âme est le principe du bien et du mal… et de tous les contraires, si nous la reconnaissons comme la cause de tout ce qui existe ? Cette âme est-elle unique, ou y en a-t-il plusieurs ? Je réponds qu’il y en a plus d’une ; n’en mettons pas moins de deux, l’une bienfaisante, l’autre qui a le pouvoir défaire le mal. » Les Lois, l. X, 896. édit. Didot, t. ii, p. 450. Et dans l’Epinomis ou le Philosophe, 988 : « Dans notre sentiment, l'âme étant la cause première de cet univers, et tous les biens étant d’une certaine nature, et tous les maux d’une nature différente, il n’y a rien de surprenant que l'âme soit le principe de toute tendance, de tout mouvement ; que la tendance et le mouvement vers le bien viennent de la bonne âme, et le mouvement vers le mal de la mauvaise. » Ibid., t. ii, p. 513.

Cette âme mauvaise, principe du mal, est-ce autre chose que la matière primitive, éternelle, nécessaire, dont le monde a été fait, qui façonnée par Dieu, et sous ses ordres, par l'âme universelle qui anime toute la nature, a servi ensuite à composer les différents êtres ?

Il semble donc bien difficile d’innocenter Platon de dualisme ou, tout au moins, de tendance caractérisée au dualisme. C’est l’avis d’Aristote qui ne craint pas de rapprocher son maître d’Empédocle et d’Anaxagore. « Platon, dit-il, admet deux éléments… Il assigne à l’un la cause du bien, et à l’autre celle du mal. Ce qu’avaient déjà en vue quelques-uns des philosophes antérieurs, par exemple, Empédocle et Anaxagore. » Métaph., t. I, c. vi, in fin. Cf. art. Bien, t. il, col. 827.

Aristote, qui met ainsi en relief l’erreur de ses prédécesseurs, n'échappe pas lui-même à toute critique. Plutarque le range parmi les dualistes : « Aristote nomme le premier principe (principe bon) la forme, et l’autre (le mauvais) la privation. » De Is., c. xlvii, édit. Didot, t. r, p. 453.

D’après Fouillée, sa doctrine sur le mal se ramène à ceci : « Le mal n’existe pas par lui-même, et il n’existe pas non plus par Dieu. Dieu est la raison unique de tout ce qu’il y a de bien en tout être. Chaque être reçoit de Dieu selon son pouvoir « l'être avec la vie : t6 sïvai ts xxl Ç^jv », De cælo, I, ix, et par conséquent le bien. Mais cette participation au bien est inégale. « plus faible chez les uns, plus complète chez les autres », Phus., VIII, vu ; De gêner, et corrupt., II, x ; et la raison en est dans la nécessité invincible ou fata lité de la matière, c’est-à-dire de la puissance qui enveloppe l’imperfection et l’impuissance. Hisl. de la philosophie, p. 127.

Mais qu’est exactement cette matière ou puissance d’où dérive le mal ? — Remarquons d’abord qu’elle occupe dans la nature un domaine immense. Il y en a dans les choses sensibles, elle pénètre jusque dans l’intelligible… Seul l’Acte pur — s’il en est un — y échappe entièrement. En outre, la matière est spécifiquement multiple ou numériquement une, suivant l’aspect sous lequel on la considère. Au sens le plus obvie du mot, elle est le principe d’où sort immédiatement une forme donnée. Or, prise à ce point de vue, elle a une certaine plasticité qui la rend susceptible de plusieurs formes. Mais cette plasticité a des limites : Si bien qu’en un sens, il y a diverses sortes de matières, et chacune d’elles peut être considérée comme un genre à l'égard des formes qui lui reviennent. Mais l’on doit remonter de cette pluralité des matières à un principe plus profond, principe unique, et qui perd tout vestige de spécification. Que) est ce principe ? — Pas l’un des quatre éléments, pas davantage les atomes de Démocrite, ou les lignes et les plans de l'école de Platon, ni même l’infini d’Anaximandre. Le principe que nous cherchons, d’où sort l’inépuisable multiplicité des êtres n’a qu’une caractéristique, qui est de n’en pas avoir Ce n’est qu'à cette condition qu’il peut être la mère du monde, la nourrice de l’univers. C’est la matière première « qui n’a plus ni essence ni quantité, ni aucun des autres caractères qui différencient l'être ». Or, cette matière première doit être éternelle, elle n’a ni commencement, ni fin ; car, en tant que puissance, elle est la condition préalable de toute génération.

A la matière répond la forme : la matière est puissance, la forme est acte, l’acte de la matière ; partant, elle ne fait avec elle qu’un seul et même tout, une seule et même réalité, elle lui est immanente.

De ces concepts de matière et de forme dérivent les rapports que soutiennent entre eux ces deux principes de la substance. — La forme, sous la poussée du désir qui anime la nature, devient un principe d’action, elle s’imprime dans la matière, la pétrit du dedans, la façonne à la manière d’un architecte intérieur. Si son œuvre organisatrice n’y rencontrait aucun obstacle, elle en épuiserait la puissance et arriverait à la plénitude de son acte. Dès lors toute imperfection, tout désordre aurait à jamais disparu ; « le monde serait immobilisé dans une extase éternelle ». Mais la matière est là, dont l’influence a quelque chose d’essentiellement limitatif. Elle entraîne à sa suite, un cortège de nécessités qui sont autant d’imperfections plus ou moins graves… Toute forme exige, pour se réaliser, un ensemble de conditions à la fois difficile et complexe qui tient à la passivité de la matière. Et l'être une fois constitué, ce principe est loin d’abdiquer tous ses droits : la matière conserve, sous l’empire de la forme, des superfluités où la finalité ne trouve pas son compte. De plus, elle s’y révèle comme une source permanente de véritables anomalies, de déviations qui proviennent en dernière analyse, de la résistance que fait la matière au développement de la forme. Voilà pour le mal physique.

L’existence du mal moral s’explique de même. Rien n’est fort comme la raison ; là où elle s’implante, elle finit toujours à la longue par avoir le dessus. Par conséquent, si l’homme glisse si facilement vers le désordre, si parfois même il arrive à s’y fixer, il n’en faut pas chercher d’autres motifs que les bornes de son esprit. C’est la claire vue, c’est la science intime et adéquate des choses qui lui fait défaut ; la forme, en lui, n’a pas encore entièrement pénétré de sa lumière purificatrice l’aveugle et indocile matière. Cf. Cl. Piat. Aristote, Paris, 1903, p. 35 sq.