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LEFÈVRE D’ÉTAPLES. SES TRIBULATIONS
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desquels elle prenait le plus grand plaisir. Or pendant le repas Lefèvre fut pris d’une soudaine tristesse et se mil à pleurer. Prié d’en dire la cause et querellé par la reine, qui se. plaignait de trouver chez lui la tristesse alors qu’elle était venue y chercher la gaieté, il finit par répondre : « Comment pourrais-je être gai, ou réjouir les autres, moi le plus coupable des êtres que la terre ait portés’? i — « Mais quel grand crime avezvous pu commettre demanda la reine, vous, qui toujours avez mené unevie si sainte ? » — Et lui : « Mevoici arrivé à l’âge de 101 ans, ayant conservé ma virginité, et je ne me souviens point d’avoir rien commis qui me fasse craindre de quitter ce monde, sauf une seule chose, qui, je l’espère, peut s’expier. » Et sur les instances de la reine, il finit par expliquer au milieu de ses larmes : « Comment pourrai-je paraître devant le souverain tribunal de Dieu, moi qui ai instruit purement et sincèrement dans le saint Évangile de son Fils un grand nombre de gens lesquels, ayant suivi ma doctrine ont supporté avec constance mille tourments et la mort même. Et moi, pauvre docteur sans constance, je me suis enfui ; à mon âge, comblé de jours comme je l’étais, je n’aurais dû craindre nulle mort ; la mort, j’aurais dû la désirer ardemment, et je m’y suis soustrait en cachette ; honteusement j’ai abandonné le commandement de mon Dieu. » La reine aurait tenté de le’rassurer, en lui parlant de l’infinie miséricorde de Dieu ; les assistants abondaient dans le mêmes sens. Un peu réconforté, il dit enfin : « Il ne me reste donc plus qu’à partir vers Dieu, après avoir fait mon testament, qu’il ne faut plus différer, car je sens que Dieu m’appelle. » Et les yeux fixés sur la reine : « Madame, dit-il, je vous institue mon héritière, mais je délègue ma bibliothèque à votre prédicateur Gérard (Roussel). Quant à mes hardes, et à ce que je puis avoir d’autres, je les laisse aux pauvres. » — « Mais, Jacques, lui dit la reine en souriant, voici un héritage qui ne m’enrichit guère, que m’en reste-t-il ? » — « Le soin de le partager aux pauvres. » — « Je le jure, affirma-t-elle, voilà qui me plaît davantage que si mon frère, le roi de France, me faisait son héritière. » Ces paroles le rassérénèrent : « Mais, dit-il, j’ai besoin de quelque repos. Continuez et portez-vous bien, » et il alla s’étendre sur un lit proche de là. On le croyait endormi, quand s’approchant de lui on remarqua qu’il avait rendu son âme à Dieu. » Texte latin dans Hubert Thomas Leodius, Annalium de vita et rébus gestis…. Friderici II libri XIV, Francfort, 1624, p. 229-230. Le fond du récit, malgré les critiques très vives auxquelles l’a soumis Bayle, Dictionnaire historique, art. Fèvre, pourrait être authentique. Les très lourdes préoccupations que dut causer à Lefèvre l’échec de toute la politique réformiste ont bien pu se traduire, à ses derniers moments, en d’anxieuses interrogations, en des scrupules de conscience. Mais de quelle nature étaient ces scrupules ? Que l’auditeur des souverains de Navarre ait traduit à sa manière et dans le sens favorable à la Réforme des paroles ayant une autre signification, cela n’a rien d’étonnant.

On dira la même chose d’une note griffonnée au dos d’un billet écrit par Michel d’Arande, évêque de Saint-Paul-Trois-Chàteaux, à Farel pour lui annoncer la mort de Lefèvre. Cette note, a-t-on prétendu, est de la main de Farel. En admettant, ce qui n’est pas démontré, l’exactitude de cette affirmation, on devra voir dans le récit que fournit ce papier, la réaction personnelle du fougueux réformateur au récit de la mort de son vieux maitre. Voici le texte de la note en question : « Jacques Lefèvre d’Étaples, souffrant de la maladie qui l’a enlevé, fut, durant quelques jours, tellement effrayé à la pensée du jugement de Dieu, qu’il ne cessait de répéter que c’en était fait de lui : « J’ai encouru,

disait-il, la mort éternelle pour n’avoir pas osé confesser publiquement la vérité. Nuit et jour il ne cessait de faire entendre cette plainte. Gérard Roussel l’exhortait à se rassurer et à mettre sa confiance dans le Christ ; Lefèvre répondait : Nous sommes damnés ; nous avons tenu cachée la vérité que nous devions professer et attester devant les hommes. » C’était affreux de voir un vieillard si pieux en proie à de telles angoisses et à ce point terrifié par la crainte du jugement divin. Mais finalement, affranchi de toute crainte il se reprit à espérer et s’en alla au Christ. Texte latin dans Herminjard, Correspond, des ri/armateurs, t. iii, p. 400. (Rapprocher de ceci l’appréciation de la Chronique de Froment sur la mort de Briçonnet, ꝟ. 160 ; d’après Imbart de la Tour, lor. rit, . p. 484, n. 1). On voit qu’il y a entre les deux récits de Léodius et de Farel d’assez notables divergences. Ils témoignent néanmoins, chacun à leur manière, des scrupules dont aurait été assailli, à ses derniers moments, le vieil humaniste. Mais sur quel point portaient ces inquiétudes de conscience ? Telle est la question à résoudre et, franchement ce n’est pas à des écrivains tendancieux qu’il faut s’adresser pour avoir la réponse. Retenons seulement qu’à son lit de mort Lefèvre fut assisté par ce Gérard Roussel, depuis quelque temps évêque d’Oloron, et qui, cela est certain pour lui, mourra en bon catholique. La date exacte de la mort de Lefèvre est inconnue, elle doit se placer dans les premiers mois de 1536. L’âge de 101 ans que donne à l’humaniste le récit de Léodius n’a aucune garantie d’exactitude.

Conclusion. — De tout ce qui précède, on retiendra cette impression, qu’il est bien délicat d’apprécier les idées et les tendances de Lefèvre, bien difficile de doser d’une façon précise sa part de responsabilité dans le développement du protestantisme en France. Que ses critiques, que son recours imprudent à l’Écriture seule aient contribué à préparer le terrain où se développeraient les semences luthériennes, il semble malaisé de le contester. Qu’il ait adhéré d’une manière intime à l’ensemble de doctrines de la Réforme, qu’il ait considéré une rupture définitive avec l’établissement ecclésiastique comme la seule condition de succès des idées réformistes, quitte à ne pas accomplir lui-même la démarche libératrice, c’est ce qu’il nous semble plus difficile de prouver. Semblable à tant d’autres écrivains mystiques de ce xve siècle, avec lequel il a tant d’affinité, il a organisé sa vie religieuse, intellectuelle ou morale, sans tenir assez de compte de la tradition et de l’autorité. Mais il’ne se rattache pas directement à la Réforme protestante. « Entre le mouvement luthérien et le mouvement fabriste, écrit très justement M. Imbart de la Tour, il y a parallélisme, et non rapport de causalité. En définitive c’est bien à Luther que la Réforme française, comme toute la Réforme d’ailleurs doit son avènement. » Op. cit., t. iii, p. 423.

I. Œuvres de Lefèvre. — On en trouvera une énumération très complète dans l’appendice II du travail de K. H. Graf, p. 222-237. Cet auteur signale année par année les travaux connus et identifiés de Lefèvre ; après avoir donné au complet le titre de l’édition princeps, il ajoute immédiatement les données principales relatives aux rééditions. Nous passerons rapidement sur les œuvres philosophiques, renvoyant pour le détail à cet excellent répertoire. Voici par ordre de date la série des œuvres de Lefèvre :

1492 : In Aristotelis VIII Physicos libros paraphrasis, Paris, rééditée en 1501, 1504, 1510, 1510 (Cracovie), 1511 (Fribourg), 1521 (Paris), 1528. Elle figure en outre dans la grande édition des paraphrases sur toute la philosophie naturelle qui parut par les soins de Valable en 1528 et dans nombre d’éditions postérieures — 1494 : Ars moralis in magna rnoralia Aristotelis introdncloria, Paris, réédité en 1499. — 1496 : 1. Artificialis introduclio in X libros morales Aristotelis, Paris ; rééditée en 1501 (Vienne), 1502 (Paris), 1506 (Paris), 1511 (Leipzig), et à Paris en 1511, 1512, 1528,