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    1. LUTHER##


LUTHER. LA LUTTE AVEC ÉRASME

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aprè9 lui toute son école. Cf. D. P., t. iii, p. 273, n. 1. La réponse est facile. Sur l’accord de la grâce et de la liberté, ces docteurs et d’autres ont pu employer des formules peu heureuses, recourir à des théories discutées. Mais ce qui importe, ce n’est pas de voir comment ils ont cherché à concilier la nécessité de la grâce et l’existence de la liberté ; c’est de voir si vraiment, en face de la science et de la puissance de Dieu, ils ont parlé de serf arbitre. C’est peut-être sur ce terrain que l’on voit le mieux comment Luther sait parodier les textes de saint Augustin et de saint Thomas. Il s’entend à merveille à dénaturer ce que saint Augustin dit de la faiblesse de l’homme déchu, saint Thomas de la faiblesse de la cause seconde. Où ces deux hommes avaient affirmé la liberté de l’homme en face de Dieu et de sa grâce, l’esprit fruste et simpliste de Luther a conclu au serf arbitre.

Laissons de côté ces causes livresques. Le vrai précurseur de Luther dans sa négation de la liberté, c’est le tempérament allemand ; la vraie cause de sa négation de la liberté, c’est qu’il était lui-même profondément Allemand. D’un bout à l’autre de la philosophie allemande circule un courant qui nie la liberté. Kant semble faire exception. Mais en réalité, s’il admet la liberté, c’est comme noumène et non comme phénomène ; or, chez lui, le noumène est invérifiable ; seul le phénomène peut se constater. L’Allemand, l’Allemand du Nord surtout, se sent envahi par des forces étrangères, par des impulsions irrésistibles. Or, Luther était « l’Allemand » par excellence. Ces forces étrangères, ces impulsions irrésistibles, il les sentait en lui, phalange furieuse montant à l’assaut de sa volonté. Aussi, pour affirmer le serf arbitre venons-nous de l’entendre en appeler « à l’expérience universelle ». W., t. vii, p. 145, 29.

Chez lui, avons-nous vii, la négation de la liberté vient de deux points de l’horizon : l’homme est un être déchu ; l’homme est un être fini. Ce sont là comme deux alluvions d’origine différente. L’idée de la corruption irrémédiable de l’homme déchu venait d’une sorte de manichéisme, d’un augustinisme d’extrême gauche ; celle de la domination entière de Dieu venait en partie de la conception nominaliste d’une volonté divine ne connaissant aucune règle, en partie de la mésintelligence de la théorie thomiste. Ces deux raisons allaient à se détruire l’une l’autre. Si avant la chute l’homme était libre et que même maintenant il le soit pour les actes ordinaires de la vie, comment aller dire que la liberté est l’apanage de l’Être infini ? Et si la liberté est l’apanage de l’Être infini, pourquoi en regarder l’absence chez l’homme comme une privation et la suite d’une déchéance ? Mais au-dessous de ces contradictions intellectuelles, il y avait l’unité vivante d’une nature fougueuse, et qui se sentait dominée, entraînée par les forces de la subconscience. Pour expliquer cet entraînement, toutes les raisons étaient bonnes. D’ailleurs, le nominalisme avait appris à Luther que les contraires pouvaient coexister. Et le tribun sent moins le besoin de frapper juste que de frapper fort ; si dans l’oreille d’un auditeur fasciné et étourdi deux raisons vont à se renforcer, qu’importe qu’en elles-mêmes elles aillent à se détruire !

ITI. ÉRASME ET LUTHER. LEURS RELATIONS JUS-QU’EN 1524.— L’humanisme et la Réforme, Érasme et Luther ont de nombreux points de contact : attaque contre les hommes d’Église, mépris particulier pour les moines, retour à des livres d’un lointain passé pour leur demander la direction totale de notre vie profane ou religieuse, individualisme, place centrale donnée à l’homme dans leurs préoccupations, acceptation de la décadence des mœurs et de la dureté qui s’ensuivait.

Mais, sur un point capital, humanistes et réformés divergeaient profondément : ils avaient de l’homme une conception tout opposée. Pour l’humaniste, l’homme était foncièrement bon ; avant tout, il devait développer sa nature. Ce développement s’opérait par notre liberté ; elle était le plus beau de nos apanages. Pour Luther, au contraire, l’homme était foncièrement mauvais ; la chute originelle l’avait radicalement corrompu ; depuis lors, il ne pouvait faire que le mal. Aussi de plus en plus avait-il fait de la négation de notre liberté la clef de voûte de nos relations avec Dieu.

Cette conception était aux antipodes de celle d’Érasme. Nourri du rationalisme ancien et de la morale classique, celui-ci ne pouvait voir ni dans notre nature un mal vivant, ni dans notre volonté un instrument tout passif, un véritable jouet entre les mains de Dieu. Les grands hommes qui s’étaient dévoués pour les nobles causes, les Socrate, les Décius, les martyrs du christianisme, n’auraient-ils donc eu aucun mérite propre ? Instruments de la toute-puissance divine, ils n’eussent servi qu’à lui donner l’occasion de se manifester ! Jamais un humaniste ne pouvait souscrire à de pareilles affirmations. Pour des esprits qui visaient avant tout au développement de la personnalité humaine, le fatalisme était inacceptable.

Ainsi, pour expliquer le dissentiment qui s’éleva entre Érasme et Luther, il n’est pas nécessaire de recourir à des froissements personnels ni à d’autres considérations de ce genre : l’opposition entre ces deux hommes naissait de l’idée même qui tenait le plus au cœur de chacun d’eux.

Mais, avec une santé ruinée par l’étude, Érasme n’aimait pas la lutte, et, avec un sens très précis des réalités et influences terrestres, Luther voulait ménager le puissant humaniste. Puis, comme on l’a vii, ils avaient en commun le mépris de l’administration catholique. Aussi leurs relations restèrent-elles longtemps correctes et furent-elles même d’abord en apparence assez cordiales.

Ce n’est qu’au mois d’avril 1519 qu’Érasme reçut pour la première fois une lettre de Luther. Mais déjà ces deux hommes se connaissaient autrement que de réputation. Érasme était en relations avec des amis de Luther, Mélanchthon, Jean Lang, Justus Jonas, Spalatin. Il avait soutenu avec énergie la cause de Reuchlin, et Luther lui aussi avait souhaité le triomphe des hébraïsants. Il avait en grande estime la science d’Érasme. Dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, par exemple, on voit qu’il attendait avec impatience l’apparition de l’édition du Nouveau Testament que préparait Érasme. Cette édition parut à Bâle, au mois de février 1516. Aussitôt, c’est-à-dire à partir de son commentaire du c. ix, Luther utilise ce travail.

Pourtant, dès cette époque, son admiration pour Érasme n’allait pas sans mélange. Dès le 19 octobre 1516, les restrictions apparaissent. Érasme, écrivait Luther à Spalatin, n’entend pas correctement les idées de saint Paul sur la justice des œuvres et sur le péché originel ; il se nourrit de saint Jérôme (que Luther n’aimait pas), et il n’apprécie pas Augustin. Luther prie donc Spalatin de présenter à Érasme ces critiques, qui d’ailleurs, ajoute-t-il, n’atteignent pas l’estime due à son érudition. Enders, t. i, p. 63, 64. Spalatin transmit à Érasme, « ainsi qu’à un Apollon Pythien », les critiques de Luther. Du reste, il n’en désignait l’auteur que par l’expression vague d’ « un de ses amis ». P. S. Allen, Epistolæ Erasmi, t. ii, 1910, p. 417, 418 (Il déc. 1516). Ainsi, dès 1516. Luther va droit au point qui le séparera d’Érasme.

Ses réserves allèrent en s’accentuant. Dans une lettre à Lang, du 1 er mars 1517, son opinion sur