Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 9.1.djvu/643

Cette page n’a pas encore été corrigée
1271
1272
LUTHER ET LES MYSTIQUES


protestation. » A., ꝟ. 81° ; V., p. 15, 7 ; N., t. i, p. 376.

Un instant auparavant, il avait parlé « des prélats de la sainte Église ». Ailleurs encore, cette expression revient sur ses lèvres. A., t" 43 v° ; Y., p. 66, 28 ; N., t. ii, p. 232. Dans le passage même qu’on vient de lire pour la fête « le saint Matthieu, il parle du pape et deux fois de « la sainte Eglise ». On sent jusqu’à l’évidence un homme qui se meut cUms le cadre de l’Église.

2. Comment Luther interprète cette doctrine. Ici

encore, suivant sa méthode constante, Luther va modifier Tauler dans le sens de ses préoccupations. Dans le sermon pour la fête de saint Matthieu, Tauler suppose constamment deux points : le premier, que l’état mystique est un privilège exceptionnel, le second que l’Église existe, qu’elle a autorité sur nous et que, normalement, c’est dans son sein que nous devons nous mouvoir ; ce n’est que dans des cas exceptionnels, dans le cas de censures universelles ou portant à faux, que nous pouvons vivre en dehors d’elle, et communiquer directement avec Dieu. Luther va nier ces deux points. De l’état mystique, il va faire l’état ordinaire de tous les chrétiens ; et la seule Église qu’il reconnaîtra, ce sera une Église invisible, une société des âmes j ustifiées. Dans sa négation de l’Église visible, Tauler et la Théologie germanique apaiseront les remords de sa conscience.

La révolte accomplie, quelques éléments de direction lui resteront ; un certain bon sens, des débris de catholicisme, de l’obséquiosité à l’égard du pouvoir temporel. Mais combien ces lueurs crépusculaires seront insuffisantes ! Insuffisantes pour le diriger. Avec son tempérament peu limpide, où constamment des vapeurs montent, montent encore du fond de l’organisme, avec son tempérament allemand, fait de poussées exubérantes et impatientes de frein, le voilà seul, sans boussole, dans une nuit sans étoiles ; son mépris de la raison humaine et de l’Église l’abandonne à la merci de son imagination et de ses passions tumultueuses. Lueurs insuffisantes aussi pour le réconforter et le consoler. Dans cette course vers l’inconnu, dans cette révolte non seulement contre l’autorité de l’Église, mais contre presque toute l’organisation sociale du Moyen Age, il va se heurter à des contradictions violentes : au dehors, à des forces puissantes, au dedans, à des incertitudes et à des terreurs. Dans la solitude de la’Wartbourg, ces terreurs deviendront angoissantes et risqueront de l’accabler.

Mais, dans ces tempêtes du dedans et du dehors, ses mystiques lui viendront encore en aide ; pour son intelligence ils ont été l’occasion d’une erreur sur l’autorité de l’Église ; à sa volonté, ils vont aussi fournir un appui ; ce qu’ils ont dit de la nuit de l’âme et de l’enfer mystique sera pour lui une source de force et de consolations.

La nuit de l’âme, l’enfer mystique est un état intermédiaire et plein de souffrances morales où l’âme passe pour aller de l’état de propriété à l’état d’abandon à Dieu ; par la croix, elle va de la nature à la grâce, de l’obscurité à la lumière. Elle n’est plus attachée à la nature, mais elle n’est pas encore abîmée en Dieu comme dans son élément. Alors elle se remplit du sentiment de son néant ; elle s’abat, et ne trouve plus rien à quoi se retenir ; elle est obligée de faire effort pour se rattacher à la foi ; elle est dans les ténèbres absolues. Dieu permet cette nuit, cet enfer, pour purifier l’âme, la débarrasser de tout attachement à elle-même et aux créatures ; il est jaloux du cœur des siens.

Tauler parle souvent de la nuit de l’âme. Dans un très beau passage d’un sermon pour le deuxième dimanche après Pâques, il appelle cet état un hiver ; après avoir parlé de l’état de sécheresse qui vient de l’attache aux créatures, il dit : « Il est encore un autre

hiver : c’est celui où se trouve l’homme bon et conforma à Dieu, qui aime Dieu et le préfère à tout, et qui se garde avec soin du péché, et qui pourtant est abandonné de Dieu pour ce qui est de la dévotion sensible, et qui est aride et obscur et froid, ne recevant de Dieu aucune consolation ni douceur. C’est dans cet hiver qu’a été Notre-Seigneur qui a été ainsi délaissé et privé de tout secours par son Père céleste, abandonné de la Divinité, à laquelle il était pourtant naturellement uni. » A, f°41 v° ; V., p. 61, 35 ; N., t.n, p. 354 ; etc.

La Théologie germanique, elle aussi, parle éloquemtnent de l’enfer mystique : « Avant d’entrer au ciel, l’âme du Christ a dû aller en enfer. Il doit en être ainsi pour l’âme de l’homme. Or, voici comment cela a lieu. Lorsque l’homme en arrive à se connaître et à M considérer lui-même, il se trouve très mauvais et indigne de tout bien, de toute consolation de la part de Dieu ou des créatures. Alors il croit ne mériter qu’une éternelle perte et damnation et de cela même il se répute indigne… Pendant que l’on est ainsi en enfer, personne ne saurait nous consoler, ni Dieu, ni créature. Il est écrit : « En enfer, il n’y a pas de rédemption. » C. xi, Mandel, p. 25, 26. (Dans ces quelques lignes, on saisit l’allure bizarre assez ordinaire à la Théologie germanique.)

Dans sa pensée et dans sa vie, Luther avait introduit ou allait introduire des éléments nouveaux, qui n’étaient pas chez les mystiques allemands du xive siècle : toute une théorie théologique, faite à son image, et contraire au dogme de l’Église, l’indépendance à l’égard de la direction de l’Église ; c’est-à-dire en somme précisément cette attache à soi-même, cette « propriété » que la nuit de l’âme a pour mission de combattre. Mais c’est ce qu’il ne voulut pas voir. Il s’appliquera donc à lui-même et à son état les passages où ses mystiques préférés avaient décrit cette nuit bienfaisante, présage d’une resplendissante aurore. Troubles physiques, angoisses morales, contradictions, persécutions, à ses yeux tout cela va se changer en épreuves envoyées par Dieu pour le rendre digne de sa mission et l’y faire persévérer. Avant de prêcher, Jésus n’avait-il pas subi les tentations du désert ? L’Église pourra le rejeter : il y verra une nouvelle épreuve destinée à le rapprocher de Dieu. Il a en ce sens nombre de confidences ; elles sont des plus sincères qu’il ait faites, de celles aussi qui lui ont le plus attiré d’admiration, d’attachement et de compassion.

Dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, il aime à revenir sur les tribulations des justes. C’est Tauler qui l’inspire ; quelquefois il le nomme explicitement. Sur le passage : « Nous ne savons pas ce que nous devons demander dans nos prières, » il expose que souvent Dieu nous fait attendre l’objet de nos désirs ; mais c’est pour notre bien, et il nous faut savoir nous soumettre : « Sur cette patience et résignation, ajoute-t-il, voyez Tauler, qui le mieux de tous a traité cette matière en langue allemande. » J. Ficker, t. n. p. 205. C’est sa première mention de Tauler : il a trouvé chez lui comment se tranquilliser : Tauler sera son mystique de prédilection.

Nous sommes en 1516. C’est l’époque où il change la doctrine de l’Église, où liberté, œuvres disparaissent devant le serf arbitre et le quiétisme. Il ne se possède plus ; son âme est une mer déchaînée. Dans le même Commentaire, il écrit : « Si la violence continue de la tentation nous faisait blasphémer, nous n’en serions pas perdus. Je le dis pour la consolation de ceux qui sont constamment obsédés de pensées de blasphèmes et tombent dans une crainte maladive. Violemment extorqués par le diable, ces blasphèmes sonnent parfois à l’oreille de Dieu, plus agréablement qu’un joyeux Alléluia. » Ficker, t. ii, p. 227, 6. Page juste au point de vue doctrinal, mais qui nous décèle une âme