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LUTHER. LA JUSTIFICATION PAR LA FOI

Or, chez un homme qui se donne comme réformateur religieux, qui veut rétablir dans son idéale beauté l’œuvre de Jésus-Christ, n’est-ce pas notre droit, n’est-ce pas notre devoir à tous d’examiner s’il y a eu des lacunes religieuses et morales, lacunes dans la vie privée, lacunes dans l’activité publique ; d’examiner ces lacunes de plus près que chez un homme et un écrivain sans prétention à restaurer l’œuvre de l’Homme-Dieu ? N’est-ce pas notre droit et notre devoir de mettre sa vie et son œuvre en face de la vie et de l’œuvre de Jésus-Christ ? Faire sur Luther une étude d’ensemble, et se tenir en dehors de cette préoccupation religieuse, ne serait-ce pas sortir de la réalité et par là même sortir de l’histoire ?

C’est en m’inspirant de ce principe que j’ai essayé d’esquisser et d’apprécier la vie de Luther ; c’est dans le même sens que je vais essayer d’esquisser et d’apprécier sa théologie.

II. LA THÉOLOGIE DE LUTHER. — Sur beaucoup de points, Luther n’a pas de vues à lui, par exemple, sur les anges, la création. Dans ce qui lui est plus particulier, on se tromperait même en voulant trouver un système méthodiquement ordonné. C’est le protestant Seeberg qui le faisait remarquer à Denifle, et Denifle en tombait pleinement d’accord. R. Seeberg, Luther und Lutherthum in der neuesten katholischen Beleuchtung, 1904, p. 13, 14 ; Denifle-Paquier, Luther aux yeux du rationaliste et du catholique, p. 117, note ; dans Luther et le Luthéranisme, t. iv (1913). Ce qu’avant tout on trouve chez Luther, ce ne sont pas des idées et des théories, ce sont des impulsions, des tendances. Luther a eu deux tendances principales : l’une sur les relations de l’homme avec Dieu, l’autre sur les rapports religieux et même profanes de l’homme avec ses semblables. La première l’a mené à la justification par la foi sans les œuvres, la seconde à une religion individuelle et à la toute-puissance du prince.

Dans ses écrits, ce sont à chaque pas « des contradictions déconcertantes ». « Les contradictions effroyables, incroyables, que Luther se permettait parfois dans le laps de peu d’années, avec un sans-gêne qui fait douter tantôt de sa raison, tantôt de sa bonne foi, apparaissent doublement sinistres et incohérentes, dans leur contraste avec le tranquille vouloir, logique et apaisé, que l’humanisme a fait à Zwingle. » C. A. Bernouilli, dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1918, p. 557. Toutefois, au travers de mille contradictions, ces deux tendances demeurent, toujours obsédantes ; Luther n’a pas eu la logique de l’idée, il a eu la logique du sentiment, la logique de la passion.

On le pressent déjà : la théologie de Luther est le fruit de ses expériences personnelles. C’est ce que nous disent tous les écrivains protestants. Sentir, expérimenter, remarque Seeberg, sont parmi ses mots favoris. R. Seeberg, Die Lehre Luthers, 1917, p. 217. Malheureusement, lorsque les applications de ce principe sont malencontreuses pour Luther, les mêmes écrivains en arrivent facilement à l’oublier.

De ses vues, ou mieux de ses tendances, Luther n’a jamais fait d’exposé didactique. Homme de passion et de combat, c’est au cours des circonstances qu’il a parlé et écrit. Pour exposer sa théologie, faudra-t-il donc prendre l’un après l’autre les centaines de petits traités, pamphlets ou sermons où il a émis ses idées, ses préoccupations ? Ce serait une série de répétitions, sans intérêt ni clarté.

Avant tout, ce sera donc d’une manière synthétique que j’exposerai la théologie de Luther. Dans une première partie, j’exposerai sa théorie de la justification par la foi ; dans une seconde, ses vues sur la Société spirituelle et la Société temporelle.

D’ailleurs, dans les grandes lignes, cette division synthétique suit l’ordre chronologique. De 1510 à 1518, il a élaboré sa théorie de la justification. Ce n’est que plus tard, il est vrai, en 1525, que l’attaque d’Érasme l’a amené à écrire sur le serf arbitre ; mais à partir de 1515, il avait déjà émis contre la liberté humaine toutes les idées qu’il devait énoncer dans ce traité. La justification par la foi : c’est là proprement la théologie de Luther, celle par où il a commencé, celle qui lui tint toujours le plus au cœur. Puis, de 1517 à 1521, il a prêché le rejet de l’Église et la religion individuelle. De 1523 à 1530 et même jusqu’à sa mort, il a donné ses vues sur le pouvoir temporel et la société civile.

Cette étude sur la théologie de Luther se composera donc de deux parties : I. La justification par la foi. — II. La Société spirituelle et la société temporelle (col. 1295).

I. La Justification par la Foi. —

Avant d’aborder l’étude même des idées de Luther, il convient de passer rapidement en revue les principales influences qu’il a subies ; après quoi l’on ira droit au centre même du système, c’est-à-dire à la doctrine sur la déchéance originelle et la justification par la foi. Le reste du développement sera consacré aux conséquences que Luther a tirées de ces principes fondamentaux. On aura ainsi les divisions suivantes :


I. Le nominalisme.
II. L’augustinisme (col. 1188).
III. La déchéance originelle (col. 1209).
IV.La justification par la foi(col. 1221).

V. La religion et la morale (col. 1240).
VI. Le nominalisme et l’augustinisme de Luther (col. 1251).
VII. Luther et les mystiques (col. 1257).
VIII. L’état religieux et le mariage (col. 1274).
IX. Érasme et Luther ; le serf arbitre et la prédestination (col. 1283).

I. Le nominalisme. —

Une bonne formation philosophique et théologique eût pu mettre l’intelligence de Luther en travers de ses impulsions, lui apprendre l’existence et l’amour de la vérité, d’une vérité ne dépendant ni des fantaisies de son intelligence, ni des caprices de sa volonté, ni des poussées de sa subconscience. Au contraire, l’enseignement philosophique et théologique qu’il reçut pécha à la fois par la quantité et par la qualité. Par la quantité : ses études théologiques, avons-nous vii, durèrent deux ans au plus. Par la qualité : le fond en était le nominalisme.

Les idées de Luther viennent d’un double pessimisme : ses idées philosophiques d’un pessimisme intellectuel, ses idées théologiques d’un pessimisme moral.

I. PRINCIPES GÉNÉRAUX DU NOMINALISME.

La philosophie et la théologie qu’on enseigna à Luther était le nominalisme, la voie moderne, comme on l’appelait à l’époque.

Au Moyen Age, le nominalisme a eu deux périodes de gloire ; la première au xie et au xiie siècles, avec Roscelin (10507-1 121’?) ; la seconde au xive et au xv e, avec les franciscains Duns Scot (12747-1308) et surtout Guillaume d’Occam (12707-1350 ?), le dominicain Durand de Saint-Pourçain (| 1334), les séculiers Pierre d’Ailli (1350-1420), Jean Gerson (1369-1429) et Gabriel Biel (1425 ? -1495), qu’on a appelé le dernier des scolastiques ; bref avec presque tous les théologiens de cette époque qui ont laissé un nom. Au xie et au xue siècles, le nominalisme est à peine conscient de lui-même ; au xiv et au xv e, au contraire, il se présente avec une synthèse raisonnée. Dans ce mouvement, il reste encore beaucoup à élucider ; les courants philosophiques et théologiques du xie et du xiie siècles, plus encore ceux du xive au xvi e, jusqu’à 1550, commencent à peine à être connus. Toutefois, ce qui reste ignoré, c’est surtout l’histoire de ces courants ; dans les grandes lignes, les idées elles-mêmes, du moins celles des nominalistes s’esquissent avec assez de précision.