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LUTHER. DE LA DIÈTE D’AUGSBOURG A LA MORT

mort. Très rapidement dans Eisleben, pourtant presque entièrement protestante, circula la rumeur que Luther avait été trouvé mort dans son lit. Or, a l’époque, une mort subite était regardée comme un insigne châtiment de Dieu. Le 20 février, dans une oraison funèbre prononcée à Eisleben, Cœlius estima utile de flétrir ce bruit « répandu par l’Esprit mauvais ». Ch. Schubart, Die Berichte über Luthers Tod und Begräbnis, 1917, p. 30. Bientôt s’éleva une autre rumeur beaucoup plus terrible encore : Luther s’était pendu à une colonne de son lit !

Cette dernière supposition est à rejeter. Dans une étude très bien conduite, l’écrivain catholique Nicolas Paulus en a montré la fausseté avec un grand sens critique. N. Paulus, Luthers Lebensende, 1898. Récemment, on a cru du moins pouvoir revenir à l’idée d’une mort subite. Luther serait mort seul le 17 février, vers 11 heures ou minuit. Quelque temps après, on aurait constaté la triste réalité. Pourquoi avait-on songé à aller vers lui ? Peut-être à cause de quelque dernier soupir ; plutôt au contraire, à cause d’un silence prolongé, silence inquiétant, après l’agitation des heures précédentes. Bruno Grabinski, Wie ist Luther gestorben ? 1913.

Toutefois cette mort subite, elle non plus, n’est pas vraisemblable : trop de récits nous parlent des deux heures d’agonie de Luther entre les bras de ses amis. Le P. Grisar ne croit pas pouvoir l’admettre. Theologische Revue, 1920, p. 298-302 ; Zeitschrift für katholische Theologie, 1921, p. 471-488. Mais, comme le remarquait Bruno Grabinski dès 1913, op. cit., p. 68-70 Nicolas Paulus, historien si informé, se montre désormais moins enclin qu’en 1898 à croire de tous points les sources protestantes. Et Grisar, lui aussi, en arrive à se demander si les dernières heures de Luther se seraient passées aussi pieusement, aussi sereinement que ces sources veulent nous le faire accroire. S’il en était ainsi, ces heures auraient eu dans la vie du Réformateur une physionomie vraiment unique. Que penser notamment de ce Oui final, par lequel il confirmait solennellement toute son œuvre ? Il est probable qu’on ne le saura jamais. Voir notamment ci-après la Théologie de Luther, col. 1304.

Depuis lors, on a souvent discuté aussi sur la nature du mal qui avait emporté Luther. Beaucoup ont cru à une apoplexie. Le pharmacien Landau relate en ce sens l’affirmation de Simon Wild, l’un des deux médecins appelés peu de temps avant lui. Mais ce médecin parlait sans doute d’une fluxion à la jambe gauche, qui existait chez Luther depuis quelques années ; et Landau aura entendu apoplexie. Aujourd’hui, on s’accorde à croire que Luther est mort d’une angine de poitrine, compliquée d’artério-sclérose. Ch. Schubart, Die Berichte, 1917, p. 117 (protestant) ; H. Grisar, art. cité, 1921, (catholique).

Le 18 février dans l’après-midi, on mit le corps dans un cercueil d’étain, et le lendemain on le porta dans l’église Saint-André. Là, Jonas prononça une première oraison funèbre, ou mieux un premier panégyrique du défunt. Le lendemain, Cœlius prononça une seconde oraison funèbre ; puis le cortège partit pour Wittenberg. il y arriva le 22. On entra par la porte de l’Elster. A l’endroit où jadis Luther avait brûlé la bulle, le corps fut reçu par des délégués de l’université, de la municipalité et de la bourgeoisie. Le cortège s’achemina vers la chapelle du château. Là, Bugenhagen prononça une nouvelle maison funèbre. Puis le Réformateur fut enseveli dans la chapelle, non loin de cette porte où jadis il avait affiché ses thèses. Sur le mit une simple pierre, et dessus une plaque, nom, son âge, la date et le lieu de sa mort. C’est là que depuis bientôt quatre siècles reposent ses os. Le 14 février 1892 on a ouvert le tombeau, et l’on a constaté qu’il renfermait toujours les restes du fameux Réformateur.

Conclusion. — Depuis longtemps, ce n’est guère que par des extraits que catholiques et protestants connaissent les œuvres de Luther, le catholique par des extraits fâcheux, le protestant par des extraits favorables. De Luther, le catholique connaît surtout le Sermon sur le mariage, les Propos de table, La Papauté romaine fondée par le diable ; le protestant, l’appel A la noblesse de la nation allemande, le petit traité De la liberté du chrétien, les deux Catéchismes, des cantiques, la traduction de la Bible, des propos sur l’éducation et quelques extraits de ses autres œuvres ou de ses sermons.

Il en est à peu près ainsi pour ses facultés intellectuelles et pour l’ensemble de sa vie. De ses facultés intellectuelles le catholique voit surtout les lacunes ; lacunes profondes : Luther n’était pas un penseur, il était incapable de s’élever à l’idée pure ; le protestant, surtout les côtés grands et brillants : imagination, sentimentalité, maîtrise de la langue allemande. De sa vie religieuse et morale, le catholique connaît surtout les côtés anticatholiques et peu convenables ; moine ne suivant pas sa règle, puis se mariant avec une religieuse, homme sans frugalité, d’une habileté déloyale, du moins dans son activité publique, servile envers les princes, débraillé, diseur de grossièretés, sans maîtrise de lui-même, ni contre des emportements violents ni contre des abattements profonds, dominé par des impulsions, où il veut voir des directions venant de Dieu. De cette vie, le protestant ne connaîtra guère que les côtés pieux et touchants : sentimentalité religieuse et tendance au mysticisme, bonne contenance à des heures tragiques, ardeur au travail, attentions délicates pour les petits, et notamment pour les étudiants pauvres.

A ces raisons générales d’admiration et d’attachement, l’Allemand en ajoutera une autre, capitale : Luther a-t-on vu est l’homme de l’Allemagne ; il est l’Allemand par excellence, du moins par excellence l’Allemand des bords de l’Elbe. Dès lors, pour l’Allemand de l’Elbe, défauts comme qualités de Luther, seront autant de motifs de l’admirer et de lui demeurer profondément attaché.

La Bruyère a dit : « Rabelais est incompréhensible. Son livre est une énigme… Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusques à l’excellent ; il peut être le mets des plus délicats. » On pourrait en dire à peu près autant de Luther : Luther est le Rabelais de l’Allemagne. Mais la France a pu aller jusqu’à donner à Rabelais pendant quelque temps les revenus de la cure de Meudon ; ce fut le tort de l’Allemagne d’aller jusqu’à faire de Luther un Réformateur religieux.

Dans l’esquisse biographique qui précède, j’ai travaillé a montrer Luther tel qu’il était : je l’ai fait parler. En relisant cette esquisse, je me suis pris à me demander si toutefois les côtés défectueux n’étaient pas décrits avec plus de complaisance que les côtés heureux. Je me suis répondu : De la part d’hommes qui ne veulent voir en Luther que le côté humain et profane, ce reproche me paraîtrait acceptable. Il y a huit ans, par exemple, dans la Revue de métaphysique et de morale, des hommes se sont rencontrés pour envisager Luther et son œuvre moins du côté religieux que du côté politique et social. Revue de métaphysique et de morale, 1918, p. 529-891. Or, comme homme et comme écrivain profane, Luther n’a certes pas plus de lacunes que beaucoup de ses pairs : un Salluste, un Cicéron, un Rabelais, un Voltaire, un Gœthe Mais ce n’est ni comme un homme ordinaire, ni comme un écrivain profane qu’il s’est présenté : c’est comme un Réformateur religieux, avec une mission reçue de Dieu.