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LUTHER. LE RÉFORMATEUR

tourna vers la fenêtre et se mit à prier. « II a bien fallu que le Seigneur Dieu m’écoutât, dira-t-il plus tard. Je lui ai jeté le sac devant sa porte… » Puis il revint vers Mélanchthon, et lui dit en lui prenant la main :

« Aie bon courage, Philippe, tu ne mourras point. » De

fait, peu à peu, le malade revint à lui. K. K., t. ii, p. 527. « Nous l’avons trouvé mort, écrivait Luther à Jean Lang ; par un miracle manifeste Dieu l’a rappelé à la vie. » Enders, t. xiii, p. 109 (12 juillet 1540). — Après Luther, ses admirateurs ont vu là un miracle ; d’autres y ont vu du moins la profondeur de son sens religieux et de son esprit de prière. Dès lors, j’ose à peine donner mon sentiment. Dans cette scène, je trouve quelque chose qui sonne faux, j’y trouve l’emphase et le charlatanisme du tribun. « Pourquoi te martyriser avec cette affaire, mon pauvre Philippe ! Mais Dieu lui-même te donne l’exemple ! Il ne s’en préoccupe pas, lui. Une femme de plus ou de moins, que lui importe ? La preuve, c’est que je viens de le prier, et que, sans avoir témoigné le moindre regret de ce que nous avons signé, j’ai reçu de lui, oui, moi, de lui, j’ai reçu l’assurance que tu ne mourrais point. » Bref, par ce miracle, Dieu apposait sa signature au bas de la fameuse autorisation ! — Avec ces parleurs publics, on ne sait jamais que penser. Ils ont toujours besoin de marcher un tambour devant eux.

4o La tenue morale. — Luther revient fréquemment sur le vice national de l’Allemagne, les excès de table et plus particulièrement l’ivrognerie. En 1525, il disait dans un sermon : « Quand on est rond comme un cochon, quand on se soûle tous les jours, on ne peut ni bien prier, ni rien faire de vraiment chrétien ; on n’est qu’un propre à rien. Pour notre crapule et notre ivrognerie, à nous autres, arsouilles d’Allemands, il faudrait un sermon et des remontrances bien senties ; mais pour faire disparaître cette vie honteuse de cochons et le diable de l’ivrognerie, où trouver un sermon assez fort et vigoureux ? » Erl., t. viii, p. 292. Là encore, Luther a été l’homme de l’Allemagne. Ennemis de Luther, contemporains indifférents, amis, Luther lui-même, tous, en somme, en arrivent sur ce point à cette constatation. — Ennemis : le comte Hayer de Mansfeld, redevenu catholique après avoir admiré Luther, écrivait en 1522 : « Luther n’est qu’un polisson, qui s’enivre à la mode de Mansfeld, et qui aime à s’entourer de jolies femmes. » — Contemporains indifférents : en 1536, Wolfgang Musculus vient à Wittenberg pour aplanir des difficultés au sujet de la messe et de la cène ; il relate qu’avec Luther, il a bu, puis bu de nouveau, et bu encore, toujours vigoureusement, à la mode de Saxe. — Amis de Luther : en 1522, Luther est à Erfurt. pour la propagation de la Réforme ; Mélanchthon résume ainsi la première soirée : « On a bu, on a crié, comme de coutume. L’année suivante, Luther a des vomissements étranges, sur lesquels ses amis cherchent à faire le silence. — Enfin, Luther lui-même : sur son intempérance, notamment sur ses excès dans la boisson, ses lettres, ses propos de table sont rempila de confidences compromettantes. De sa vie monastique, qu’est-ce qui lui est resté le plus gros sur le cœur ? Ses jeûnes et ses mortifications, jeûnes et mortifications qui dans sa congrégation n’avaient rien de particulièrement austère. En 1519, il s’accuse « d’excès de table ». En 1530, il se plaint d’entendre « un vrai tonnerre » dans sa tête : il n’en trouve que deux explications : le vin ou le diable. Contre ses tentations d’abattement, la boisson était l’un de ses principaux remèdes : « Quand je suis tenté, manger et boire est pour moi le double d’un jeûne. À cette vue. le monde crie à l’ivresse ; mais Dieu jugera si c’est la de l’ivresse ou du jeûne. » J. Paquier, Luther et l’Allemagne, p. 91-119.

Luther a excite de grandes haines et de vifs attachements, de grands mépris et de grandes admirations. C’est que lui-même il était fort complexe, avec des qualités séduisantes et de nombreuses limitations. Si l’on y regarde de près, on voit que les haines et les mépris se sont plutôt adressés à l’homme public, les amours et les attachements plutôt à l’homme privé. Chez lui, en effet, l’homme privé était meilleur, plus honnête que l’homme public. Cette double morale, où plus loin, col. 1311, nous trouverons l’un des points essentiels de sa théologie, c’était dans sa propre conduite, en même temps que dans la vie de l’époque, qu’il avait pu en puiser la notion.

Il avait un gros bon sens pratique, fait en partie d’obséquiosité envers le pouvoir temporel, mais qui l’empêchait d’aller jusqu’au bout de ses théories ; de la bonhomie, et même une bonté de cœur qui, sous des dehors bruyants, finissait souvent par se trahir.

Le grand homme avait des manières simples, une affabilité sans afféterie. Dans cette Allemagne où la distinction des classes se faisait âprement sentir, le prophète était facilement accessible, Vite, il devint populaire. Jusqu’à la guerre des paysans, le peuple l’adora.

— « Mon Dieu, donnez-nous beaucoup de femmes et peu d’enfants. » D’après une accusation qui remonte à la fin du xviie siècle, ce serait là un vœu de Luther sur une Bible conservée à la Bibliothèque du Vatican. Le vœu se trouve, en effet, dans un manuscrit qui pendant deux siècles a appartenu à cette bibliothèque ; d’abord à Heidelberg, le manuscrit avait été porté au Vatican en 1623, mais il a été rapporté à Heidelberg en 1816. Il est en cinq volumes, et il contient une traduction allemande de la Bible. Le vœu en question est à la fin du tome ii. En voici la traduction complète :

« O Dieu, dans votre bonté, — Donnez-nous des capuchons

et des chapeaux, — Des manteaux et des habits, — Des chèvres et des boucs, — Des moutons et des bêtes à cornes, — Beaucoup de femmes et peu d’enfants. » Mais le manuscrit est du xve siècle, et le vœu lui aussi. L’original de cette pauvre poésie est antérieur encore : il doit remonter au moins au xiiie siècle. Dans ce long cours, le vœu avait subi des transformations ; au xiiie siècle, par exemple, on se souhaite « de belles femmes et encore plus d’enfants ». Fils de l’individualisme de la Renaissance, individualisme qui va s’épanouir dans la Réforme, le vœu du xve siècle annonce la plaie future de la dépopulation.

L’attribution de ce vœu à Luther est donc une légende. Il n’est que juste de l’ajouter : de cette attribution, c’est pour beaucoup Luther et les luthériens qui sont responsables. Ils avaient si bien chanté qu’avant eux la Bible, et pardessus tout la Bible en langue vulgaire, était un livre inconnu ! Dès lors, rencontrant une Bible allemande, on ne songea même pas qu’elle pût être d’un autre que de Luther, Grisar, t. ii, p. 241-243.

Luther n’est pas l’auteur du vœu : il ne le mit pas davantage en pratique. Il fut fidèle à sa femme. éleva ses enfants, et, tout en continuant sa vie d’étude, sut vivre de la vie de famille. Il ne chercha pas a se dérober aux devoirs et aux soucis ordinaires de la vie. On ne peut qu’admirer aussi sa puissance de travail, fruit de sa santé, il est vrai, autant que de son énergie.

Devant la peste, il sut se montrer ferme et grand. Devant ce danger, quatre-vingts ans auparavant, un grand pape, Nicolas V, s’était montré particulièrement faible ; il avait quitté Rome avec précipitation, défendant, sous peine d’excommunication, qu’on approchât du lien de sa retraite. Il avait, il est vrai, quelques excuses : de lugubres souvenirs de