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LUTHER. LA PÉRIODE CATHOLIQUE

jésuite Grisar qu’à celui de l’histoire ». G. Kawerau, dans Theol. Literaturzeitung, 1910, p. 441 ; W. Köhler, dans Zeitschrift für Kirchengeschichte, 1917-1918, p. 19. La lettre serait d’un Ludwig Han, étudiant à Erfurt. Mais c’était un ami de Luther ; et « qui se ressemble s’assemble ». Historische Zeitschrift, 1918, p. 247-282 ; Christliche Welt, 31 oct. 1918.

Un jour, dans un moment d’exaltation, Luther se dirige vers le cloître. Il est malheureux qu’il lui ait alors manqué un conseiller sage et écouté : natures mélancoliques et fougueuses, des hommes comme Luther et Lamennais ont besoin d’être consolés et dirigés ; ils ne sauraient guère consoler et diriger les autres. Si, restés dans le monde, de tels hommes font des faux-pas, ces écarts ont moins de retentissement et produisent moins de ruines,

2o  Au couvent. —Mais pendant cette vie monastique, quelle fut donc enfin vraisemblablement son existence, son genre de vie dans le couvent, et sa vie intérieure, la vie de son âme ? Des documents authentiques, un premier point ressort avec évidence : il faut laisser de côté ces énormes balayages du monastère, cette mendicité dans les rues dont on parle depuis des siècles. Le gros de ces occupations était attribué aux simples frères lais, et Luther ne fut jamais parmi eux. O. Scheel, t. ii, 1917, p. 9-22.

Ses effrayantes mortifications semblent tout aussi légendaires. Les constitutions de sa congrégation sont connues ; Staupitz les avaient revisées en 1504, et la même année il les avait fait imprimer. Or, de divers côtés, on a montré que ces constitutions n’avaient rien de particulièrement rigoureux. Serait-ce qu’avec sa nature ardente et inquiète, Luther s’en serait imposé de particulières ? Mais pendant les vingt et un mois qui ont précédé sa prêtrise, la vie très encadrée du jeune moine rendait ces exagérations particulièrement difficiles. Il avait alors notamment un « précepteur » ou maître des novices, que toute sa vie il aimera à se rappeler comme un vieillard bon et vénérable. Les années suivantes, cet encadrement continuera en partie, jusqu’à ce que, en 1515, il soit nommé vicaire d’un district. Mais, dès 1511, quelques mois après son retour de Rome, il s’était tourné âprement contre les observants. Dès lors, ce fut de moins en moins vers les mortifications corporelles qu’il porta ses préoccupations. Enfin, divers témoignages de Luther lui-même pendant sa vie monastique sont loin de ressembler aux prétendues confidences de ses dernières années. Plus tard, la peinture affreuse de ses mortifications d’autrefois partira du besoin de jeter la haine et le mépris sur l’état monastique, les mortifications en général et l’ascétisme catholique.

Peu à peu, toutefois, les souffrances apparurent, souffrances intérieures plutôt qu’extérieures. Luther souffrit de sa nature mélancolique et tourmentée. Il souffrit aussi du vice initial qui l’avait conduit au couvent : ce n’était pas l’amour de Dieu ni le goût de la vie monastique qui l’avaient poussé à se faire moine, c’était une inquiétude, une impulsion, la crainte du jugement de Dieu, l’angoisse à l’endroit de sa prédestination. La tristesse, l’abattement étaient toujours aux portes de son âme, menaçant de le submerger. Enders, t. viii, p. 159 (1530). Dans le cloître, la pensée de sa prédestination, bien loin de le quitter, devint de plus en plus angoissante, le poursuivant sans cesse, sans le contrepoids d’un filial abandon à Dieu.

Un jour, à Erfurt, il est au chœur ; on lit l’évangile du possédé, Marc, ix, 16-28. Il tombe à terre et se roule en criant : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! »

« Il beuglait comme un bœuf, » dira plus tard son

adversaire Jean Cochlæus. Dans cette scène étrange, ses confrères et Cochlæus virent les signes soit d’une possession démoniaque, soit de l’épilepsie. On pourrait aussi y voir le sans-gêne du parvenu sans beaucoup d’éducation. En tous cas, ce fait et autres semblables n’avaient assurément rien de divin. « Tu es fou, lui disait son confesseur ; ce n’est pas Dieu qui est en colère contre toi, c’est toi qui es en colère contre lui. » T. R., t. ii, n. 122 (1531) ; W., t. xl b, p. 412, 23 (1532). Et Staupitz : « Pourquoi te torturer ainsi avec ta prédestination ? Tourne ton regard vers les plaies de Jésus-Christ et le sang qu’il a répandu pour toi. » W., t. xliii, p. 461, 11 (vers 1541).

Ces épreuves sont loin d’être propres à Luther. Pourquoi donc les a-t-il trouvées si accablantes ? Il était orgueilleux, d’un orgueil d’autant plus dangereux que chez lui le bon sens et le jugement étaient loin d’aller de pair avec l’imagination et la sensibilité. Qu’on lise ses premiers sermons, de 1514 à 1517 ; on y sent un homme orgueilleux et inquiet, plus encore, un paradoxal, qui tient à parler contre l’opinion courante. W., t. Ier, p. 20, 43, 53, etc. Plus tard, il ne cessera de s’élever contre les œuvres, de dire qu’on ne devait pas s’appuyer orgueilleusement sur elles, qu’elles ne suffisaient pas à nous sanctifier. C’est fort exact. Mais contre qui luttait-il donc ainsi ? Contre sa propre tendance dans les premières années de sa vie monastique. Sa théologie n’est-elle pas faite tout entière de ses expériences propres. C’est ce que les luthériens ne cessent de nous dire (par ex. Strohl, 1924, p. 44, 79, 96, etc.), tout en s’indignant que l’on fasse de ce principe des applications gênantes.

Au milieu de ses tristesses et de ses abattements, on ne le voit ni s’humilier devant Dieu, ni recourir à lui par une prière filiale et confiante. Au contraire, il dut se regarder comme une exception, comme un prodige, avec une mission à remplir. Ses convulsions elles-mêmes l’ancrèrent sans doute dans cette pensée ; comme autrefois Mahomet, il dut les prendre pour les effets d’une influence divine. Était-il très mécontent qu’elles se produisissent en pleine chapelle ?

Tant qu’il fut à Erfurt, il resta du moins un moine régulier. Mais cette régularité dura cinq ans au plus (1505-1510). Vint le voyage de Rome, puis le retour à Wittenberg. Alors, ces exercices de jour et de nuit, ces sons de cloche, toutes ces répétitions durent vite en arriver à le fatiguer, à lui être à charge. Écrits et conduite, tout, dans le Luther d’alors, nous dit qu’en effet il était loin d’attacher une grande importance aux rites et usages de son ordre. Dès la fin de 1513, nous le trouvons agressif contre les justitiards, contre ceux qui, à son dire, s’appuyaient sur leur propre justice, au lieu de monter vers Dieu par le cœur. Il tempête contre les observants de son ordre ; c’étaient des pharisiens, des hypocrites. W., t. iii, p. 60, 61, 155.

Le 1er  mai 1515, le chapitre général de son ordre se tint à Gotha. Il y fit un sermon qui nous a été conservé. Contre les observants il en arrive à une violence inimaginable, qui nous paraît toucher au comique. Lorsque les mots latins lui semblent insuffisants, il y adjoint des mots et des expressions allemandes, procédé dont il aimera toujours à user. On y apprend que les observants sont « des serpents venimeux, des traîtres, des lâches, des assassins, des voleurs, des chenapans, des tyrans, des diables en chair et en os ». Puis il nous les peint tout occupés à la détraction, à découvrir partout l’ordure. « Voyez, disent-ils, comme un tel s’est tout em… ! » Qu’on leur réponde : « Eh bien ! mange ! » W., t. ii, p. 52, et mieux, t. iv, p. 675-683. D’accusations précises, ce sermon ne renferme pas l’ombre. Pourtant, il acheva de faire triompher les conventuels, et Luther avec eux : c’est dans ce chapitre qu’il fut élu vicaire, autrement dit, provincial d’un district de onze couvents.

Le 26 octobre 1516, il écrivait à Jean Lang une lettre qui éclaire et résume toute sa vie d’alors :