c’est à eux de démontrer faux ce qu’il a seulement donné comme possible et plausible, sans prétendre contester que l’Écriture pourrait être autrement exposée et comprise ; ce sont ceux qui affirmeraient la contradictoire de ses thèses qu’il faudrait juger téméraires. Ces thèses « ne peuvent être dites ni téméraires, ni fausses, ni erronées, mais — par le fait même qu’il s’agit de l’avenir — ambiguës et douteuses. » La matière ne comporte pas d’erreur, « car il n’en résulterait aucun inconvénient nuisible pour la vérité catholique ou pour le peuple, si les événements futurs n’arrivaient pas comme ils sont annoncés. Il serait seulement clair que l’interprète s’est trompé et que son explication n’était pas d’une vérité nécessaire, comme il est arrivé pour des explications des anciens et des Pères. » La sagesse commande de préférer le certain à l’incertain ; or il est certain que l’interprétation proposée peut être vraie, tandis qu’il n’est pas certain qu’elle soit fausse. On peut lui accorder une espèce de valeur provisoire ; d’autant qu’il faut songer avant tout à l’effet pratique et au but ; elle tend à enseigner aux chrétiens « le mépris du bonheur terrestre et le goût des choses célestes. » Inutile de faire ressortir ce qu’il y a d’insuffisant ou de sophistique dans ce plaidoyer subtil et curieux ; l’idée qu’il ne s’agissait que d’hypothèses, et plutôt bienfaisantes, a certainement contribué à faire tolérer les rêveries de Joachim, et de bien d’autres après lui. C’est en somme à peu près ce que répondra saint Vincent Ferrier à ceux qui lui reprochaient de prêcher l’imminence du jugement dernier.
IV. Le joachimisme.
Les conceptions de l’abbé
de Flore n’ont donc pas été seulement une curiosité théologique. Elles ont eu sur la vie politique et religieuse de la chrétienté, pendant un siècle et demi, une étonnante influence, que nous avons à montrer. Toutefois, une remarque s’impose. Même chez Joachim, et à plus forte raison chez ses successeurs, la doctrine n’a pas de contours arrêtés et invariables. Elle est dans un perpétuel devenir. Cela tient d’abord à la nature même du genre prophétique. Les oracles ont coutume d’être vagues et obscurs ; puis ceux qui y croient le plus sincèrement sont les premiers à les retoucher, ne fût-ce que, pour se dissimuler les démentis que leur ont donné les faits. Le prestige de Joachim a été exploité au profit de causes et d’intérêts auxquels l’abbé de Flore n’avait jamais songé. Ses idées se sont mêlées à d’autres, qui avaient quelque allinité avec elles, mais en étaient pourtant distinctes. Enfin nous avons dit par quel procédé on l’a surtout utilisé : en lui prêtant des écrits pseudépigraphes, qui forcément altéraient plus ou moins ses traits. Beaucoup de gens ont pu se due et se croire joachimistes, qui jugeaient l’abbé de Flore sur des œuvres dont pas une ligne n’était de lui. Ce qu’on appelle joachimisme est donc quelque chose d’assez vague et fuyant, et qui ne mérite qu’à moitié son nom. Il serait bien désirable de le préciser, et pour cela de bien séparer le vrai, le premier, du pseudo, du néo-joachimisme. Ce travail est délicat, car c’est introduire une distinction que les contemporains ont essayée bien rarement (nous verrons Salimbene la faire à propos de Gérard de Borgo San Donnino) ; et du maître à ceux qui se réclament de lui, il y a un développement, non une opposition. Ainsi Friederich, op. cit., dans son souci justifié d’ôter à Joachim les deux grands commentaires, nous paraît exagérer les différences. Elles consistent en somme surtout en ceci, que les commentaires traitent des questions qui ne se posaient pas encore pour l’abbé de Flore ; mais l’esprit est bien le même, un peu plus accusé seulement. Ce qui serait plus important encore, ce serait de distinguer le joachimisme des spéculations eschatologiques en général. Car, sous prétexte qu’il
est parfois une tournure d’esprit plutôt qu’une doctrine, il ne faut pas croire le retrouver toutes les fois qu’il est question d’Apocalypse ou d’Antéchrist. Nous tâcherons, dans ce qui va suivre, de réserver ce nom à qui a professé la théorie la plus caractéristique de l’abbé calabrais, celle des trois âges, ou s’est réclamé expressément de sa personne et de ses écrits vrais ou supposés, sans nous dissimuler qu’une des principales difficultés de sujet, c’est de le délimiter.
1° Le joachimisme jusqu’à l’affaire de l’Évangile éternel. — Très peu d’années après la mort de Joachim, on voit la théorie des trois états attribuée, sinon à Amaury de Chartres, mort vers 1204-1205, du moins à ses disciples, découverts peu après et condamnés par le concile de Paris en 1210. Sur cette affaire, voir Alphandéry, Les idées morales chez les hétérodoxes latins au début du Xille siècle, p. 145 sq. Parmi les erreurs signalées (cf. le catalogue publié par Martène, Thésaurus Anecdotorum, t. iv, p. 163, et Denifle et Châtelain, Chartularium Universitalis Parisiensis, 1. 1, p. 21), figuraient les suivantes : le Père, dans le principe, a opéré sans le Fils et le Saint Esprit jusqu’à l’incarnation du Fils. Le Père s’est incarné dans Abraham, le Fils dans Marie, l’Esprit Saint s’incarne tous les jours en nous. Le Fils a agi jusqu’à maintenant ; l’Esprit Saint agira désormais jusqu’à la consommation des siècles. D’autres témoignages confirment celui-là et le précisent. Ainsi Guillaume le Breton, édit. Delaborde pour la Société de l’Histoire de France, p. 232, spécifie que pour les amalriciens, les sacrements du Nouveau Testament étaient en train de finir, comme la venue du Christ avait aboli ceux de l’Ancien. Même idée dans le Contra Amaurianos, édit. Baûmker, et dans Césaire d’Heisterbach, Dialogus miraculorum, dist. V, c. xxii. On reconnaît exactement (beaucoup plus, à notre avis, que ne le pense M. Delacroix, Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne, p. 43-45, qui veut au contraire établir une opposition) l’une des idées essentielles de Joachim, exprimée plus crûment peut-être. Mais i eci pose un problème : y a-t-il rencontre, emprunt direct et de la part de qui ? Emprunt à une source commune ? C’est la question des origines du système de Joachim, dont on ne peut dire qu’elle soit élucidée.
Mais surtout le joachimisme a bénéficié d’une coïncidence. Les ordres mendiants, fondés, avec un immense succès, très peu de temps après la mort de Joachim, sont arrivés à propos pour paraître justifier une de ses prédictions. Ils avaient le plus grand intérêt à ce que l’on reconnût en eux les moines « spirituels » du troisième âge. Songeons que, d’après Papebroch, loc. cit., col. 139, il y eut encore des gens pour reconnaître ceux-ci dans les jésuites ! En réalité, si Joachim avait pensé à quelque chose de précis, c’était plutôt aux cisterciens, dont il paraît avoir espéré comme un rajeunissement. Schott, Die Gedanken…, p. 171. Mais son prestige ne trouvait pas moins son compte à l’erreur plus ou moins volontaire que l’on commettait. La même interprétation confirmait avec éclat ses dons prophétiques, et réciproquement glorifiait ceux qui en avaient été le sujet. Les mendiants exploitèrent ce thème avec l’orgueil de corps qui, dans les ordres religieux, s’allie si bien à l’humilité individuelle. Par l’interprétation forcée d’oracles authentiques, mais vagues, puis par la supposition d’oracles apocryphes, mais précis, on arriva au même but : se persuader que Joachim avait prévu les mendiants. Cf Haupt, art. cité, p. 400-401.
Pour les dominicains, Gérard de Frachet le dit dans
ses Vitse Fratrum, édit. Reichert dans Monumenia
ordinis fratrum prædicatorum hislorica, p. 13 : Joachim
etiam abbas et institulor Florensis ordinis de ipso
prxdicalorum ordine in multis libris et locis scripsit ; Erreur de référence : Balise <ref>
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