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INNOCENT III


et morales de la guerre, de contraindre les gens d'Église à prendre les armes dans la querelle du roi ? N’est-ce pas pour empêcher ces malheurs que suivant la parole dite à Jcrémie, le pape a été constitué sur les nations et les royaumes ? Mais il y a plus, le Christ a dit positivement : « Si ton frère a péché contre toi, etc., Matth., xviii, 15-19 ». Hh bien, c’est l’histoire du roi d’Angleterre et de Philippe ; le premier, après de multiples remontrances, a fini par dire ses plaintes à l’Eglise. ( ; elle-ci aurait pu, dès lors, juger immédiatement e différend ; le pape, tenant compte de son affection pour le roi, a préféré envoyer des légats, pour prendre connaissance de la question, « non au point de vue du droit féodal, dont Philippe peut connaître, mais à raison du péché, dont, sans aucun doute, nous avons le droit de juger, iil super hoc de piano cognoscant, non ratione jeudi, cujus ad le spécial judicium, sed occasione peccali, cujus ad nos periinet sine dubiiatione censura. » Les références au texte même dans Potthast, n. 2009.

On voit jusqu’où cette doctrine du pouvoir indirect peut mener les interventions politiques de la papauté. En fait, Innocent III a été conduit à trancher des différends absolument étrangers à la question rehgieuse ; son attitude dans la compétition qui met aux prises Philippe de Souabe et Otton le Guelfe a été exclusivement dictée par des raisons de politique séculière. Qu’on lise la fameuse délibération sur le fait de l’empire, où Innocent examine successivement les droits et les chances de chacun des prétendants à la couronne impériale, P. L., t. ccxvi, col. 1025 sq., on verra que les motifs pour lesquels le pape rejette finalement Frédéric et Philippe et reconnaît la légitimité d’Otton n’ont rien à voir avec les intérêts immédiats de la religion. Il est vrai que, dans les questions relatives au Saint-Empire romain, le pape revendique un droit de détermination tout particulier. Il y insiste à plusieurs reprises : Cette affaire, dit-il, revient nécessairement au souverain pontife, principaliier et finaliler ; principaliier, car c’est le siège apostolique qui a jadis transféré l’empire de l’Orient à l’Occident ; ftnaliter, parce que c’est le pape lui-même qui concède la couronne impériale. Mais même s’il s’agit d’autres monarchies. Innocent n’hésite pas davantage à affirmer le droit supérieur appartenant au Saint-Siège de donner et d’enlever les couronnes. La lettre à Calojean, roi des Bulgares, est des plus caractéristiques à cet égard, P. L., t. ccxv, col. 277 sq. ; il ne s’agit plus ici de pouvoir indirect, mais de la domination suprême sur les peuples et les rois dont est investi le vicaire de Dieu sur la terre. « Héritier des droits conférés à Pierre, voulant pourvoir au bien spirituel et temporel des Bulgares, nous fondant sur l’autorité par laquelle Samuel a oint David comme roi, nous t'établissons roi sur cette nation : reyem te statuimus super eos. » Tout compte fait, il me semble donc qu’Innocent a professé la théorie du pouvoir direct du spirituel sur le temporel. Quand il met en avant la doctrine du pouvoir indirect, c’est seulement qu’il craint de susciter de trop vives résistances.

}i L’aboutissement dernier des théories pontificales, c’est la constitution de royautés vassales du SaintSiège. Supposé un pays dont le souverain, pour une raison quelconque, prête au pape l’hommage féodal, voici du coup constituée une terre où le pouvoir direct du sacerdoce sur les questions pofitiques s’exercera sans encombre, au nom du droit féodal aussi bien qu’au nom du droit divin. La supposition n’est pas chimérique ; outre l' Aragon, le Portugal, la Sicile, l’Angleterre elle meme est rattachée directement au Saint-Siège en 1213 par l’hommage de Jean Sans Terre. Il est aisé de saisir dans. les pièces politiques émanées de la chancellerie d’Innocent III que Home

considère une telle situation comme l’idéal de la constitution politique d’un État, n Voici qu'à présent, écrit-on à Jean Sans Terre, tu tiens le pouvoir d’une manière plus sublime et plus solide que tu ne faisais auparavant, puisque la royauté est devenue sacerdotale, et que le sacerdoce est devenu royal ; cum jam sacerdotale regnum et sacerdutium sit regale. » P. L., t. ccxvi, col. 881.

Il va sans dire qu’une telle politique ne rencontre pas dans la chrétienté que des approbations. Sans doute, quand ils ont besoin de l’appui du souverain pontife, les princes séculiers multiplient à l'égard de celui-ci les protestations de déférence et les marques de subordination. Après la disparition de Philippe de Souabe, par exemple Otton s’intitulera roi des Romains, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège ; Frédéric, quand il s’agira d’acquérir la protection d’Innocent, ne saura quelles promesses faire à la papauté. Mais l’on saisit aussi des protestations énergiques de souverains contre les empièlements de l’autorité religieuse. Nous avons entendu Philippevuguste contester à Innocent le droit de s’immiscer dans sa querelle avec Jean Sans Terre. De même, N Philippe de Souabe proteste contre les agissements des légats dans l’alïaire de son élection à l’empire ; il affirme avec netteté la séparation des deux pouvoirs, proclamée par le Christ dans l'Évangile, P. L., t. ccxvi, col. 1063 ; c’est aussi la thèse que soutiendra Otton quelques années plus tard, quand il sera entré en lutte avec Innocent. Pour soutenir son point de vue, la papauté sera obligée de recourir de plus en plus fréquemment aux aimes spirituelles ; les menaces d’interdit personnel ou local, d’excommunication contre les souverains, se multiplient dans la correspondance d’Innocent. On peut affirmer, je crois, qu’il n’est aucun des souverains de l’Europe qui, durant le pontificat, n’ait été atteint à un moment ou à l’autre par une sentence de ce genre : ctla donne la mesure de l’autorité dont disposait le pape, et cela permet de juger un système qui ne peut se soutenir que par une violente coercition. Trop multipliées les foudres spirituelles ont perdu de leur efficacité ; pour leur en rendre tant soit peu, le pape est condamné à aller beaucoup plus loin, à délier les sujets du serment de fidélité, à prêcher la croisade contre les récalcitrants. Ce sont là moyens extrêmes qui ne pourront plus s’employer du jour où le principe des nationalités particuhères l’auja définitivement emporté sur celui de la théocratie médicvale. Juste un siècle après Innocent III, Boniface "VIII s’essaiera à reprendre la politique de Lothaire Segni ; il échouera lamentablement, et sa défaite ne sera pas seulement l'échec des théories politiques d’Innocent, ce sera aussi pour la papauté le point de départ d’un irréparable dommage.

1. Sources.

Sur Innocent III, il existe une biographie contemporaine, anonyme et Incomplète, rédigée vers 1208 par un clerc romain ; c’est un panégyrique avec tous les inconvénients du genre. On la trouvera dans P. L., t. ccxiv, col. xvii-ccxxxviii. Une autre biographie, encore plus incomplète est donnée dans Muratori, Scriptorcs rerum italicariim, t. iii, p. 480-486. Il laut tenir compte également des chroniques contemporaines rassemblées dans les Monumenta (iermaniivhislorica, leRecueildes historiens des Gaules, les Scriplores rerum italicanim de Muratori et dans les Rerum hrilannicarum medii a’yiicn’p/orcs (édition du Maître des Rôles). On trouvera la référence exacte à ces diverses chroniques dans la Bcilencyclopàdic fur protestantisehe Théologie und Kirche, 3e édit., t. ix, p. 112.

Mais la source principale est surtout constituée par les écrits mêmes d’Innocent III, rassemblés tellement quellement dans P. L., t.cc.xiv-ccxvji. Ces écrits comprennent la correspondance et les ouvrages proprements dits. ( ! es derniers comportent 80 sermons, dont la plupart ne sont que des canevas, une demi-douzaine d’opuscules, dont les deux derniers seuls ont quelque importance, enfin un coni-