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GRACE

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intense dans l’ordre actuel qu’elle n’eût été dans l’ordre de pure nature ; par conséquent, la grâce eût été aussi nécessaire dans l’ordre de pure nature : ce qui répugne, puisque la grâce ne peut, à aucun titre, appartenir à l’ordre de la nature. Voici les principes qui donnent la solution de cette difficulté : nous admettons que la concupiscence est naturelle, cf. S. Thomas, Sum. IheoL, 1° II- 1’, q. lxxxv, a. 6 ; on ne peut affirmer que la concupiscence eût été, dans tout ordre de pure nature, aussi intense qu’elle est maintenant : tout en restant dans l’ordre de nature pure, l’homme aurait pu avoir une perfection plus ou moins giande, cf. Canisius, Quid est homo, édit. Scheeben, Mayence, 1862, p. 184 ; cependant un grand nombre de théologiens admettent que l’homme, dans l’état actuel, n’est pas intrinsèquement plus faible au point de vue moral, qu’il n’eût été dans un ordre possible de pure nature. Cf. Cajétan, In I-"" II K, q. lxxxv, a. 3 ; q. cix, a. 2 ; Soto, De nalnra et gratia, 1. I, c. xiii, cl. 48 ; Suarez, De gratia, proleg. IV, c. viii, Opéra, t. vii, p. 206 ; Bellarmin, De gratia primi hominis, c. v. n. 12, p. 8 ; Billuart, De gratia, diss. II, a. 3 ; Palmieri, De Deo créante, Rome, 1878, thés, lxxviii ; Collationes Brugenses, 1905, t. x, p. 462 sq. En admettant cela, nous nions qu’on en puisse conclure la nécessité de la grâce dans l’ordre de pure nature. En effet, si, dans cet ordre, les hommes, livrés à leurs seules énergies naturelles, eussent été moralement incapables d’observer, pendant un temps considérable, la loi naturelle, Dieu aurait dû leur donner un secours, mais ce secours n’eût pas été la grâce : Dieu aurait disposé les conditions extérieures de la vie de façon que les hommes fussent moralement capables d’éviter le péché mortel ou il aurait agi intérieurement sur les pensées et les tendances de l’homme ; mais cette influence divine eût été naturelle. C’est la réponse commune des théologiens.

5. Une autre question est intimement connexe avec la thèse que nous expliquons : Comment connaissons-nous la nécessité morale de la grâce ? Est-ce par la révélation ou est-ce par la raison naturelle ? C’est par la révélation. En effet, c’est elle, et elle seule, qui nous fait connaître l’existence de la grâce et l’influence qu’elle exerce ; c’est aussi par le texte de saint Paul et par les déclarations des conciles que nous avons prouvé la nécessité morale de la grâce et la raison de cette nécessité, c’est-à-dire l’impuissance morale des homme :, à éviter le péché mortel. Quand on considère, à la lumière de la seule raison naturelle, l’état général de l’humanité, on constate que les hommes, en général, éprouvent une grande difficulté à observer les préceptes divins, que beaucoup les transgressent ; mais on ne peut pas établir, avec certitude, l’impuissance morale dont il a été question. De plus, il importe de le remarquer, on ne peut pas considérer la nécessité morale de la grâce comme si elle était une exigence psychologique, constatée par la conscience. En effet, quand l’homme rentre en lui-même et examine ce qui se passe en lui, il découvre des désirs désordonnés, des passions violentes vers des délectations prohibées, des péchés, une lutte continuelle entre l’esprit et la chair ; mais il découvre aussi qu’il est physiquement libre, qu’il peut résister aux tentations s’il le veut fermement, que, s’il a péché, c’est qu’il a librement cédé, qu’il a librement voulu ce qu’il savait être moralement mauvais. La constatation de la difficulté à faire le bien, la constatation des péchés, est donc la constatation de la concupiscence et de la liberté ; or les passions qui surgissent, l’opposition entre les désirs vers le bien et les désirs vers le mal, sont choses naturelles à l’homme, la liberté est une propriété de la volonté et son exercice appartient à l’homme, comme tel ; en constatant tous ces faits psychologiques,

l’homme connaît sa nature dans sa réalité et en cela il ne peut pas découvrir qu’il lui manque un principe d’activité. L’homme peut savoir aussi qu’il est capable de décisions fermes, d’efforts énergiques de volonté, que la répétition de tels actes engendre Vhabitus et que celui-ci donne la facilité et la vigueur dans l’opération ; il saura aussi qu’il a en lui-même de quoi produire ces habitus ; encore une fois, l’homme ne pourra pas constater en lui le besoin d’un principe d’activité qu’il n’a pas.

Si l’homme ne se contente plus de la connaissance que lui fournissent la conscience psychologique et les raisonnements qu’il fait à propos de ? faits constatés en lui-même, mais s’il examine ce qui se passe chez les autres, et que, par induction, il apprenne à connaître que les hommes, en général, éprouvent une grande difficulté à faire le bien, que beaucoup tombent fréquemment dans le péché mortel, que beaucoup s’adonnent à des vices honteux, il constatera que le genre humain est de fait dans une situation misérable ; mais il comprendra aussi que cette situation est naturelle ; que les maux physiques, l’ignorance, le péché et les vices s’expliquent par l’activité proprement humaine, qui est celle d’un être composé de corps et d’âme. Mais si, pensant à la providence et aux perfections divines, l’homme conjecture que l’état misérable du genre humain est la conséquence et le châtiment d’un péché primitif (sur cette conjecture, voir S. Thomas, Conl. gent., 1. IV, c. lu ; Jungmann, De Deo creatore, 4e édit., Ratisbonne, 1883, n. 339 sq. ; Mgr Waffelært, Méditations théologiques, Bruges, 1910, p. 71), il pourra conjecturer que l’homme a perdu une situation meilleure ; mais il ne saura pas si actuellement existe encore un de ces dons que Dieu aurait concédés à l’homme primitif. Si enfin l’homme est frappé de la sainteté de l’Église catholique ou d’une autre de ses propriétés, et finit par savoir qu’elle est la dépositaire de la vérité, alors il pourra connaître et l’existence de la grâce et sa nécessité ; ce sera par la foi et non par une constatation de la conscience psychologique.

Même quand, selon les procédés ordinaires de la providence (je ne parle pas des influences extraordinaires que Dieu peut exercer), Dieu agit en nous par la grâce, celle-ci n’est pas objet de conscience : ni le païen, ni le chrétien ne peuvent, par la conscience psychologique, constater en eux-mêmes l’existence d’une grâce, soit actuelle, soit habituelle ; les actions, produites par la grâce, dans l’intelligence ou dans la volonté, sont objet de conscience ; nous pouvons constater en nous de bonnes pensées, de bons désirs, mais nous ne connaissons pas ces actes comme surnaturels, nous ne les distinguons pas d’actes naturels semblables ; les impulsions salutaires, c’est-à-dire les illuminations et les inspirations du Saint-Esprit, ne permettent pas à l’homme de constater, par la conscience psychologique, que la grâce existe en lui, et l’absence de ces impulsions ne permet pas à l’homme de constater qu’il en a un besoin psychologique ou que la nature appelle le surnaturel. La nécessité morale de la grâce appartient à l’ordre surnaturel et nullement à l’ordre des exigences psychologiques naturelles ; car l’homme n’est pas physiquement incapable d’observer toute la loi naturelle, d’éviter tout péché ; il éprouve à cela une difficulté grande, différente chez les divers individus, telle cependant que les hommes, considérés en général, ne la surmontent pas de fait, mais y succombent. De ce que nous avons exposé il résulte qu’elle est sophistique et erronée, cette transposition, établie par certains auteurs, en vertu de laquelle ils transportent dans l’ordre psychologique, en les considérant comme faits subsistants dans la raison et la conscience, les faits de l’ordre historique, connus par la révélation, tels, par