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ESPERANCE

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âme. » Iiislr. pastor., n. 23, t. ii, p. 301. Bossuet répond : « Le jréqiient exercice d’une vertu théologale, <[ui, de sa nature, est imparfaite, peut bien être une imperfection, en ce qu’elle occupe la place de la plus parfaite vertu, qui est la charité… Nous pourrions dire sans crainte que c’est une perfection d’exercer plutôt et plus souvent la charité que l’espérance, et que c’est une imperfection d’exercer plutôt et plus souvent l’espérance seule que la charité. » Loc. cit., n. 84, p. 248. Et c’est bien ainsi, par la prédominance de tel ou tel acte surnaturel dans la vie, que les Pères ont dû distinguer les « mercenaires » des « vrais fils » . Voir col. 650. La vertu infuse d’espérance étant plus imparfaite, on peut sans faire injure aux dons de Dieu restreindre son activité pour laisser dominer la charité, en attendant qu’au ciel la première disparaisse tout à fait devant la seconde. Ainsi, à l’image de la vie naturelle, la vie surnaturelle a son développement et sa variété dans les divers sujets, et une fonction d’ordre inférieur est relativement sacrifice parfois à une fonction d’ordre supérieur. — Fénelon objectera que la charité est une amitié avec Dieu, et que, d’après saint Thomas, l’amitié augmente plutôt l’espérance, de amicis maxime speramus. Sum. tlieot., 11^ II^’, q. xvir, a. 8 ; cf. Instruct. pastor., n. 3, p. 288. Mais saint Thomas ne peut vouloir dire que l’amitié, essentiellement désintéressée d’après lui (voir col. 623), multiplie entre amis les actes intéressés, parmi lesquels il range l’espérance dans cet article même que l’on objecte. Il veut dire seulement que, lorsqu’il nous arrive d’espérer d’un ami un service utile pour nous, nous l’espérons avec une bien plus grande confiance de lui que d’un autre, un ami ne refusant rien à son ami. C’est en ce sens que notre amitié envers Dieu, au dire du saint docteur, rend notre espérance en lui plus parfaite ; ce n’est pas qu’elle en rende nécessairement les actes plus fréquents.

Par cette analyse, on voit aussi que Fénelon, du moins sur la question de l’espérance, n’a pu arriver, malgré ses recherches théologiques en tout sens et son génie si fertile et si souple, à justifier son livre, ce qui est pour la condamnation romaine une éclatante justification.

XVIII siècle.

Si cette controverse célèbre, grâce au jugement qui l’a suivie, a mis en lumière, entre autres choses, la nature et la nécessité de l’espérance, elle a donné occasion, chez certains théologiens et pour un temps, à une réaction exagérée contre le quiétisme, ce qui les a amenés à sacrifier la charité à l’espérance, l’amour désintéressé à l’amour intéressé, conformément d’ailleurs à certaines idées philosophiques en vogue au xviiis siècle. Quelques-uns ont pris à tort la condamnation de Fénelon comme si elle impliquait la canonisation des idées de Bossuet sur la tendance perpétuelle au bonheur, et sur la recherche de son propre intérêt, fournissant à tout acte de charité un motif secondaire. Ainsi, en Allemagne, Eusèbe Amort conclut avec Bossuet : In omni vero actu caritatis includitur etiam amor concupiscentiæ. Dans Theologia eclectica, tr. De caritate, q. ii ; et dans Idea divini amoris, Batisbonne, 1739, p. 5. En France, le P. de Caussade, S. J., se croit obligé, par le goût du temps, à partir de la « doctrine de M. de Meaux » , et pour défendre l’amour désintéressé, passe par le système de Bossuet sur l’acte de charité. Instructions spirituelles en forme de dialogue sur les divers états d’oraison suivant la doctrine de M. de Meaux, Perpignan, 1741, p. 133-138. Cf. Brémond, Apologie pour Fénelon, p. 437-441, 450, 451.

D’autres vont plus loin que Bossuet, et réduisent simplement la charité à cet amour de convoitise qui caractérise l’espérance ; c’est détruire la distinction que nous avons mise avec saint Thomas entre les deux vertus, col. 624 sq. Ainsi, en Belgique, Henri de Saint-Ignace, dans un livre d’ailleurs mis à l’index : « Certainsmystiques, dit-il, et avec eux les quiétistesetbcaucoup de scolastiques, appellent amour d’espérance, l’amour de Dieu, considéré comme notre souverain bien, amour moins parfait (pensent-ils) que l’amour de Dieu, considéré en lui-même comme souverainement bon et parfait, et seul ce second amour est appelé par eux amour de charité. Ils mettent donc la perfection de l’amour en ce que Dieu soit aimé comme parfait en soi, sans retour sur nous-mêmes. Mais l’amour de Dieu comme notre bien, est un vrai amour de charité… Et il faut l’admettre, si l’on veut détruire radicalement le quiétisme et le semi-quiétisme. » Ethica amoris, Liège, 1709, t. ii, p. 216. Dans ce qui suit, il attaque saint François de Sales.

En Italie, Bolgeni, S. J., après la suppression de son ordre, reprend la même idée, sous l’influence de préoccupations anti-jansénistes ; il attaque la possibilité d’un acte désintéressé dans l’homme, et fait de la charité « un amour de concupiscence » . Delta carità, Rome, 1788, t. i, p. 3. Voir Charité, t. ii, col. 2220. En France, au même temps, le P. Grou, ancien jésuite, signale des interprétations exagérées de la condamnation de Fénelon. « Comme ce sujet, le plus relevé de toute la vie intérieure, a fait beaucoup de bruit vers le commencement de ce siècle, et que d’une condamnation très juste, beaucoup de gens ont pris occasion de se prévenir contre des choses entendues de peu de personnes, j’ai cru devoir m’en expliquer en peu de mots. » Maximes spirituelles, 23<^ maxime, Paris, 1789, p. 382. Cf. Études du 20 mai 1911, p. 489492.

Il serait curieux, d’autre part, de suivre le quiétisme se survivant au xviiiie siècle, dans des milieux qui échappent plus ou moins à l’influence de l’Église. M. Jules Lemaître le signale dans M"* de Warens et dans J.-J. Rousseau. Fénelon, 9 « conférence, 121e édit., p. 270. On le retrouverait alors dans certaines sectes méthodistes, où les livres de M"^ Guyon sont encore en honneur aujourd’hui.

XIXe siècle ; attaques du rationalisme et du kantisme contre l’espérance chrétienne et son caractère intéressé.

A la suite de Port-Royal et surtout de Kant, le rationalisme moderne a d’ordinaire proclamé, en morale, un désintéressement exagéré ; en France, ces idées ont été vulgarisées par l’enseignement universitaire. Un exemple : « La loi morale, dit Paul Janet, a ce caractère de demander à être accomplie par respect pour elle-même, et c’est là ce que l’on appelle le devoir. Toute autre raison d’accomphr la loi, hors celle-là, est une manière de violer la loi… On dira que sans récompenses et peines, la loi sera inefficace. Je réponds : elle sera ce qu’elle sera : mais si, pour la rendre efficace, vous en détruisez l’essence, vous la rendez bien plus inefficace car vous la rendez nulle. » Éléments de morale, rédigés conformément aux programmes officiels de 1882, Paris, 1882, p. 147. Depuis lors nous avons fait du chemin, l’impératif catégorique de Kant ne satisfait plus les esprits, on en est à chercher une morale pour les écoles, et on la cherchera longtemps. Mais l’objection reste : la morale chrétienne a pour but le plaisir et l’intérêt ; c’est une forme raffinée de l’épicurisme, c’est une morale d’usurier, c’est un marché avec Dieu, où l’on échange les actes de vertu contre bonne récompense. Dans cette objection, il y a, d’abord, ignorance de ce qu’enseigne réellement la doctrine catholique, ensuite, ignorance de la nature humaine.

1. On prête à la doctrine catholique ce qu’elle ne dit pas. —

a) La doctrine catholique ne soutient pas la morale du plaisir.

Au contraire, elle proclame l’immoralité d’un homme qui ferait du plaisir en général