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chons à lui parce qu’il nous a fait du bien, c’est la reconnaissance, ou pour parler avec saint Anselme et saint Bernard « la justice » , vertu dont le motif est désintéresse et qui, quand elle s’adresse à Dieu, est bien voisine de la charité théologale. La reconnaissance nous fait rendre amour pour amour, délicatesse de sentiment pour délicatesse de sentiment. Et puis, le bienfaiteur, par ses bienfaits, nous révèle la générosité de son cœur : cette expérience personnelle et prenante nous amène aisément à l’aimer indépendamment de tout profit personnel. Les ascètes et nombre de théologiens s’accordent à voir dans la considération des bienfaits divins, un puissant stimulant de l’amour de charité, voir Charité, t. ii, col. 2223, dans les bienfaits de la rédemption surtout, sur lesquels insiste le saint docteur. Voir C. Pesch, Prælectioncs, t. viii, n. 563, 564. — 2. Motif de notre intérêt, c. VII, col. 984 sq. Saint Bernard ne manque pas, avec saint Augustin, de relever le demi-désintéressement de l’espérance chrétienne, voir col. 650, qui permet à cette vertu d’être un véritable amour de Dieu, quoique moins parfait.

Nous avouons que la pensée du saint docteur de Clairvaux est un peu obscure, à cause de sa forme orato.re, du style augustinien et de la liberté avec laquelle il passe, sans avertir le lecteur, d’un degré du désintéressement à l’autre, et de l’amour d’espérance à celui de charité ; choses qui d’ailleurs se complètent et ne se contredisent pas. Cette obscurité explique comment Bossuet et Fénelon l’ont chacun tiré à soi ; mats elle ne va pas jusqu’au manque de cohérence ni jusqu’à « l’illogisme » que M. Rousselot a cru voir dans la pensée de saint Bernard. Op. cit., p. 49, 52. Quant à la théorie de la genèse de l’amour divin ou de ses quatre degrés, déjà développée dans la lettre aux chartreux et reprise dans le livre De diligendo Deo, en affirmant de nouveau les deux formes de l’amour divin, elle montre comment la forme intéressée, première dans l’ordre du développement, est une étape nécessaire pour arriver à la forme complètement désintéressée et plus parfaite. Cette théorie fondée sur l’expérience reste donc dans les lignes traditionnelles, et a inspiré saint Thomas. Voir col. 622 sq. Cf. Études du 20 avril 1911, p. 187 sq.

Au x[ii"e siècle, Albert le Grand met vivement en lumière l’amour pleinement désintéressé comme caractéristique de la charité théologale. « La charité envers Dieu, dit-il, est vraie et parfaite quand l’âme se déverse en Dieu, ardemment et de toutes ses forces, ne cherchant en lui aucun intérêt passager ouclerncl…, car l’âme délicate a comme en abomination d’aimer Dieu par manière d’intérêt ou de récompense. Pareillement Dieu se déverse dans l’âme de l’homme sans en espérer aucune utilité. » Paradisus animæ, c. i. Opéra, Paris, 1898, t. xxxvii, p. 449. Bossuet lui-même admet cette définition de la charité. Œuvres, édit. Lâchât, t. xix, p. 270. Mais Albert ajoute aussitôt une critique injuste de l’amour intéressé et prend l’extrême opposé à Hugues de Saint-Victor : « Celui qui aime Dieu pour sa bonté relative (quia sibi bonus est), et principalement pour que Dieu lui communique sa béatitude, est convaincu d’avoir un amour naturel et imparfait… L’amour naturel ne mérite de Dieu aucune louange, car il se retourne toujours sur lui-même, et cherche son propre intérêt… (Dieu apprécie) seulement l’amour gratuit, qui a toujours pour objet une autre personne - Comme s’il n’y avait pas un surnaturel et louable amour d’espérance, avec retour sur soi et recherche de son intérêt ! Il est vrai qu’Albert semble ne mettre aucun amour dans l’espérance chrétienne, toc. cit., p. 478, en quoi il se montre précurseur du premier système critiqué plus haut. Voir col. 633 sq.

Saint lionavenlure, qui a suivi le même malheureux système sur l’espérance, ainsi que nous l’avons vii, ne s’est pas laissé entraîner par là à rejeter l’amour intéressé, base de l’espérance. Il s’en est tiré en attribuant à la seule charité les deux amours de Dieu, celui d’amitié et celui de convoitise. Voir Chariti’;, t. ii, col. 2222. Quels que soient les inconvénients de cette opinion pour la distinction de la charité et de l’espérance, le saint docteur, plus sage qu’Albert le Grand, est resté fidèle à la tradition sur la légitimité et la surnaturalité des deux amours.

Après les divers tâtonnements de la scolastique primitive, quelques-uns défendant trop exclusivement l’amour intéressé, comme Hugues de Saint-Victor, d’autres trop exclusivement l’amour désintéressé, comme.Vbélard et surtout Albert le Grand, nous arrivons à saint Thomas, dont la sagesse accoutumée a su éviter les excès contraires et maintenir avec le grand courant de la tradition les deux formes louables et surnaturelles de l’amour de Dieu, l’intéressée et la désintéressée, l’une appartenant à l’espérance, l’autre à la charité. La pénétration de son génie, aidée des fines observations d’Aristote, inconnues à saint Bernard et à son siècle, lui ont servi à confirmer les données de la jtradition et à leur ajouter une précision admirable. Mais la doctrine de saint Thomas a déjà été présentée ci-dessus, col. G21 sq.

Dans l’impossibilité de nous arrêter plus longtemps sur les célèbres docteurs du xiiie siècle, contentons-nous de rappeler que Scot s’accorde avec saint Thomas et la tradition sur la valeur des deux formes de l’amour de Dieu, et qu’il en a même tiré la différence de l’espérance et de la charité, ce qui caractérise son système. Voir col. 641.

Après le. XIIe siècle jusqu’au protestantisme.

A cette époque inférieure de la scolastique, nous voyons, sur la question qui nous occupe, apparaître des erreurs contre lesquelles réclameront soit les théologiens, soit l’Église elle-même. Un fait assez curieux n’a pas été noté, c’est que ces erreurs se produisent toutes dans un même sens : l’exagération du désintéressement. Est-ce influence de la chevalerie, alors si brillante, et de la littérature chevaleresque ? Est-ce raffinement du mysticisme alors en honneur ? Quoi qu’il en soit, désormais, l’apologétique catholique devra défendre la forme intéressée de l’amour de Dieu, et la vertu d’espérance ; et cela continuera plus tard, avec le protestantisme, le jansénisme et le quiétisme. Donnons quelques exemples, tous datés du xiV siècle.

C’est d’abord maître Eckart, ce scolastique doublé d’un mystique, dont l’influence a été grande en Allemagne. Voir EcKART, on y trouvera, t. iv, col. 2062, sa 8 « proposition condamnée comme hérétique, où il veut qu’on renonce à tout intérêt, même à celui de la récompense céleste. Denzinger, n. 508 (435).

En Espagne, nous voyons l’archevêque de Tarragone condamner cette assertion de Béranger de Montfaucon, autour duquel commençait à se faire un mouvement de fidèles : « Tout le bien doit être fait par pur amour de Dieu, » et non dans un autre but, ni dans l’espérance de la récompense éternelle. Dans Eymeric, Directorium inquisilorum, Rome. 1585, p. 223. Nous omettons comme douteux ce qu "Eymeric dit dans le même sens sur Raymond Lulle.

En France, c’est le subtil et aventureux Durand de Saint-Pourçain. Sans nier la légitimité de l’amour de soi et de son intérêt, sans enlever cet amour à la vertu d’espérance, il compromet du moins dans celle-ci son caractère de vertu théologale, voir col. 645, en lui assignant pour objet immédiat non pas Dieu, la « béatitude objective » , mais seulement l’acte par lequel nous posséderons au ciel et nous goûterons Dieu, ce que les théologiens appellent la béatitude lornielle » .