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ERASME


2 vol., Londres, 1904, qui ne s’étend pourtant pas aux dix-huit dernières années de la vie d’Érasme. L’édition critique entreprise par P. S. Allen, Opiis epfslolarurn D. Erasnii Rolerodami, Oxford, 1906, 1910, t. I et II, nécessaire pour écrire sur Érasme la monographie déhnitive qui nous manque, n’est pas encore terminée.

IIL Caractère et influence. — Le portrait d’Érasme, qui se voit au musée de Bâle, de la main de Holbein, rend avec une fidélité rare la physionomie morale du modèle. On lit sur les traits de ce visage émacié, l’application invincible de l’humaniste à l’étude, le talent et le flair du critique, le goût marqué de la raillerie, la prudence avisée, qui tient de la timidité sans doute, mais qui n’exclut pas au besoin la fierté et le courage. Nul reflet toutefois de générosité d’âme, d’enthousiasme religieux, d’élans mystiques. Homme éminent, sinon homme de génie, Érasme est, avant tout, un savant, le premier savant de son siècle, de l’aveu du siècle même ; c’est un martyr du travail et de la science ; c’est un vaste et puissant cerveau. Mais, chez lui, peu ou point de tendresse et d’etïusions de cœur ; le cœur, non sans percer quelquefois et parler, reste d’ordinaire en silence et à l’arrière-plan. Aussi, dans ce qu’on a dit de lui après sa mort, même Beatus Rhenanus, il n’y a pas un vif mouvement de cœur, un vrai regret d’ami. Érasme a laissé nombre d’admirateurs, point d’amis véritables.

Prêtre sans vocation et sans piété, non sans foi, il n’a pas été, quoi qu’on en ait dit, un indiflérent et un libre-penseur, au sens moderne du mot. Outre que l’indifférence en matière de religion n’est pas généralement le fait du xv : "-’siècle à son aurore, la double tâche scripturaire et patristique dont Érasme s’est acquitté brillamment, aux yeux du moins de ses contemporains, dépose contre cette accusation téméraire d’indiflérence religieuse et de pur rationalisme. On a vu que, nonobstant ses points de contact avec Luther, Érasme s’était nettement séparé du fougueux réformateur, lui avait même rompu en visière ; il était, lui, dans l’Église, un mécontent, il n’était pas un révolté ; car il se défendait très haut de méconnaître l’autorité de l’Église, et, quelques coups de pioche qu’il ait semblé donner contre le christianisme, il a toujours entendu demeurer à tout prix catholique. Mais, chef incontesté des humanistes en Europe, Érasme a porté dans l’étude de la théologie les théories et les aspirations, les illusions et les rancunes des humanistes ; il en a été, avec les nuances particulières de son tempérament intellectuel et moral, l’interprète élégant et l’habile défenseur. En même temps donc qu’il s’est évertué à découvrir l’antiquité classique et à partager la culture ancienne, il a voulu retrouver le christianisme des premiers temps et en faire revivre la simplicité primitive. Comme il ne voit l’antiquité païenne qu’à travers les textes authentiques des auteurs profanes, il demande surtout à l’Écriture sainte la science de la vérité révélée ; car l’Écriture en est le dépôt principal, sinon peut-être unique ; l’Écriture est la source limpide où se puise la foi du chrétien. La tradition ne vient que loin derrière. Non assurément qu’Érasme lui dénie d’une façon nette tout rôle et toute valeur, mais, selon Érasme, la tradition, dont aussi bien il ne paraît pas s’être fait une idée juste et claire, faute de la distinguer avec soin de ce qu’il appelle dédaigneusement les fradilianculæ hominiirn, roule fréquemment des eaux troubles, bourbeuses, qui témoignent de son origine humaine et de sa nature corruptible. Tenons-nous-en donc de préférence à l’Écriture ; pour les esprits et les cœurs droits, c’est l’ancre du salut. L’idée d’une simplicité doctrinale, simplicilas do clrinic, qui favorise la liberté intellectuelle et qui remédie aux discordes religieuses en en supprimant les causes pour une large part, inspire et gouverne la l)ensée d’Érasme ; elle est au centre et forme le pivot de sa théologie, qui partout en est imprégnée, sans que la rigueur de l’esprit théologique en atténue les excès et en prévienne les écarts. La philosophie, et spécialement la métaphysique, sont la bête noire d’Érasme ; l’immixtion de la métaphysique d’Aristote dans la théologie clirétienne a présagé et provoqué le déclin du christianisme originaire. De là une haine implacable de la scolastique du moyen âge. Et ce n’est pas seulement la sécheresse et la rudesse de la forme, les subtilités et la fureur des disputes, qui excitent l’aversion d’Érasme ; plus d’un théologien célèbre avait flagellé, avant lui, les abus et déploré les lacunes d’une scolastique dégénérée. Mais, entre Érasme et la scolastique, l’opposition est foncière et irréductible ; c’est la théologie médiévale tout entière, hommes et choses, esprit et forme, méthode et conclusions, qu’Érasme dénonce et maudit. Génie spéculatif, déduction logique des idées et précision rigoureuse des termes, ossature enfin du cadre religieux, la scolastique est aux antipodes d’Érasme. L’humaniste tient la théologie pour le simple exposé des enseignements divins, et du dogme, on serait tenté souvent de dire qu’il n’a cure. Tout dogmatisme lui fait peur ; la recherche de la précision doctrinale marque, selon lui, non pas un progrès, mais un recul. Érasme veut que les définitions dogmatiques soient très rares et qu’on en parle le moins possible ; il y en a déjà trop, à l’entendre, et, dans le siècle du concile de Trente, il proteste contre le besoin de définitions nouvelles. L’imprécision, le vague, l’équivoque lui semblent au contraire l’idéal de « la vraie théologie 11, de la « philosophie du Christ » . Il va jusqu’à proposer le plus sérieusement du monde la revision des dogmes reçus depuis longtemps par l’Église. Le dogme catholique se volatilise entre ses mains. Dans son zèle de la simplicité doctrinale et de l’émancipation des intelligences, Érasme fait bon marché des expressions consacrées par des conciles comme résumant l’orthodoxie, 6u.oo-j(7 ! o ;, OitôfTTairir, et qui ne lui semblent pas valoir ce qu’elles ont coûté ; il les rejette ou les évite. Peut-être est-ce la raison dernière de quelques soupçons graves qui pèsent sur sa mémoire. Ainsi, on l’a incriminé d’arianisme, parce qu’il a gémi de voir que l’oij.oojd’.o ; avait amené l’excommunication d’Arius et la longue et douloureuse querelle arienne ; de macédonianisme, parce qu’il a loué saint Hilaire de n’avoir pas insisté en termes exprès sur la divinité du Saint-Esprit ; de zwinglianisme avant la lettre, parce qu’il s’est gardé d’employer le mot de transsnbslantiation. En tout cas, il faut reconnaître que sa théologie, où nombre de questions, au lieu d’être posées 8 ; a).sxT’.y.â) ; à la manière de l’École, expriment des doutes réels et cachent des attaques contre la doctrine reçue, n’est l^as exempte de contradictions, d’inexactitudes et d’erreurs. On peut citer, entre autres, les théories d’Érasme sur le mariage, sur la confession, sur la primauté du Saint-Siège, sur le monachisme, etc. Au service de cette théologie étrangement élastique, Érasme déploie toute sa souplesse d’esprit et de style ; partout il se ménage une porte de derrière ; mais dans le fond, obstiné autant que prudent, il suit ses idées jusqu’au bout, sans y renoncer jamais.

De son vivant, Érasme, l’un des hommes les plus intelligents de son siècle, exerça en Europe une influence immense. C’était de lui surtout qu’on avait d’abord attendu la réconciliation de la scolastique et de l’humanisme. Vaine attente. Les quinze dernières années de la vie d’Érasme ont obscurci et compromis sa