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FEU DE L’ENFER


explication plus en rapport avec l’intellipence affînée des démons. Voilà pourquoi nous avons cru devoir les mettre dans une catégorie à part, que l’on étudiera plus loin.

Albert le Grand, loc. cit., semble n’admettre qu’une peine imaginaire, résidant dans la perception du feu, qui, en tant qu’instrument de la justice divine, apparaît à l’intelligence comme vengeur de l’iniquité, bien qu’en réalité il ne puisse atteindre physiquement l’esprit : Apprchensio ignis duplex est, scilicct ut lalis naliiræ sii’c clemenli, et liœc non punit, et ut instrumenti justitiæ vindicanlis, et sic appreticnditur ut contrarium iniquitati. Suarez, De angelis, 1. VIII, c. xiii, n. 3, fait remarquer à bon droit que le jugement de l’esprit réprouvé touchant la nocivité du feu de l’enfer, même considéré comme instrument de la justice divine, repose en ce cas sur une erreur de fait.

Saint Bonaventure va plus loin dans la voie tracée par Albert le Grand. Pour le docteur séraphique, le feu, même naturellement, peut agir occasionnellement sur l’intelligence par des espèces intentionnelles qui donnent aux réprouvés une vraie connaissance du feu lui-même, de ses ardeurs, de sa proximité, connaissance cjui les jette dans l'épouvante. Ils croient ainsi devoir souffrir du feu, alors qu’en réalité cette soufïrance physique est impossible ; mais ils le croient, et c’est ce qui fait que le feu les crucilie en réalité, par suite de cette erreur de jugement toucliant sa nocivité. Cette erreur est parfaitement admissible d’ailleurs, car il n’est point contraire à l’ordre de la nature qu’un esprit craigne là où il n’y aurait cependant rien à craindre : non [est] contra ordinem naturw spiritum trepidcue ubi trepidatura non est. Telle semble être la pensée de saint Bonaventure, bien qu'à plusieurs endroits il paraisse se contredire, en particulier, lorsqu’il affirme quod pœna illa infernulis sit per verain ignis actionem, non per pluintusticani imaginalioncm. Faut-il dire que saint Bonaventure lui-même — salua reuerentia gravissimo Putri débita, comme dit Suarez, loc. cit., n. 6 — a été victime de son imagination ? D’ailleurs, la question de l’erreur des esprits réprouvés n’est pas la seule qui fasse difïiculté : il y a l’aflirmation de l’action naturelle (quoique simplement occasionnelle) du feu sur l’esprit. Saint Bonaventure essaie de résoudre la difficulté qu’elle renferme par de subtiles distinctions et par l’autorité de saint Augustin, De civitate Dei, 1. XXI, c. x ; mais cette difficulté reste entière.

Gilles de Rome, contrairement à saint Bonaventure, n’admet aucune action naturelle (pas même occasionnellement) du feu sur l’esprit des réprouvés ; si le feu peut devenir objet direct de connaissance pour l’intelligence angéliquc, c’est d’une façon toute surnaturelle, parce que le feu est, dans cette action, instrument de la puissance divine. Mais la note spéciale de la doctrine de Gilles de Rome est dans le caractère tout subjectif qu’il accorde à la douleur, supprimant par là la nécessité d’une cause physiologique ou psychologique distincte de la perception de la douleur : dolere niijil cdiud est quam perciperc dolorem. L’explication est subtile ; cependant, on la considère généralement comme inacceptable, car la douleur, même chez les esprits, n’est pas constituée par un simple acte de connaissance ; elle comporte un élément affectif, et réside formellement dans un déplaisir de la volonté en face d’un mal, réel ou apparent, jugé par l’intelligence comme crucifiant l’appétit vers le bien. Cf. S. Thomas, Sum. tlicol., I' II » , q. xxxv, a. 2. Quel serait donc, dans l’hypothèse de Gilles de Rome, le mal, jugé tel par l’intelligence, capable de causer du déplaisir à la volonté angélique ? De plus, la perception de la douleur étant un acte vital, immanent, de l’intelligence, il est nécessaire que l'être intelligent reçoive de l’agent extérieur qu’est le feu une

impression réelle, physique, absolument comme la faculté sensible ne peut éprouver une sensation de douleur, si l’agent extérieur ne provoque pas une lésion. Ainsi raisonnent les thomistes, montrant par là qu’il est nécessaire de faire précéder la perception du feu (acte de connaissance, dans lequel le feu agit comme objet) d’une immutation réelle opérée dans l’esprit réprouvé par le feu lui-même (cause efficiente et physique).

c) Néanmoins Richard de Middletown, In IV Sent., 1. IV, dist. XLIV, a. 2, q. ix ; Duns Scot, In IV Sent., 1. IV, dist. XLIV, q. ii, a. 2 ; Occani, Quodl., I, cj. ix ; Gabriel Biel (suppl.). In IV Sent., 1. IV, dist. XLIV, q. iii, a. 2, concl. 3, veulent expliquer la douleur des esprits réprouvés, atteints par le feu, indépendamment de toute action physique de celui-ci : la perception du feu les absorbe au point d’entrcwer toute leur liberté et de les fixer ainsi dans un état crucifiant pour leur nature spirituelle et libre. Telle est la thèse fondamentale.

Mais tandis que les autres expliquent l’absorption de l’intelligence par la force même avec laquelle, élevé par la puissance divine, le feu s’impose à elle comme objet de connaissance, Duns Scot, plus profond, suppose une intervention directe de Dieu dans la douleur des damnés. Le feu, même élevé par Dieu, ne saurait être à l'égard de l’esprit réprouvé un objet de connaissance qu’au même titre que l’image sensible, le pliantasma, à l'égard de notre intelligence ; or, c’est l’intellect agent qui, par son action abstractive, permet à l’image sensible d’imprimer dans l’intellect passif les espèces intentionnelles, species imprcssæ, principes de la perception intellectuelle. Dieu jouera le rôle de l’intellect agent vis-à-vis des esprits réprouvés ; c’est lui qui les fixera à tout jamais dans la considération du feu ; il les y fixera de telle manière que leur volonté sera impuissante à les en détourner et que cette impuissance même, dans laquelle ils se débattront en vain, sera plus crucifiante que ne le seraient à un organe sensible les atteintes physiques du feu. Voir, pour le développement de cette thèse originale et profonde, Frasscn, Scotus academicus, Rome, 1771, t. iv. De pœnis dxmonum, tr. I, disp. III, a. 3, q. iv, concl. 2, p. 350 ; Duns Scot, t. iv, col. 1938. Nous sommes bien prêts de la théorie de l’enchaînement (alligatio) des thomistes ; nous en sommes cependant éloignés de toute la distance qui sépare l’imaginaire du réel ; chez Duns Scot, le feu n’enchaîne pas réellement l’esprit : si celui-ci reste fixé dans la considération du feu et s’il ne peut se dégager de cette perception intense qui le subjugue, c’est que Dieu l’y détermine par une action toute-puissante sur son intelligence, mais indépendante de l’action réelle du feu. Suarez, réfutant une théorie analogue de Grégoire de Valence, Opéra, disp. IV, q. XV, p. iii, fait cette juste remarque : Si Deusabsqiic efficientia ignis detinet spiritum in igni, non potest ignis dici causa cffieiens illam pœnam, sed tanium objectum… Tune non eril verum angelum torqueri AD IGNE, sed a Deo /iV icyE.De angelis, 1. VIII, c. XIV, n. 6, 7.

2. Action plujsiquc effective.

a) Saint Thomas, Sum. Iheol., 111 » = Suppl., q. lxx, a. 3, réfute toutes les théories précédentes : « D’autres disent que, à la vérité, le feu ne peut brûler l'âme, mais que l'âme perçoit le feu comme lui étant nuisible et que cette perception la frappe de crainte et de douleur… Si le feu n’agissait cjue par l’idée, son action ne s’accomplirait pas dans la réalité des choses, mais seulement dans la conception de l’esprit ; car, bien qu’une fausse imagination puisse éveiller une douleur véritable, comme le remarque saint Augustin, l'âme serait tourmentée, non par le feu, mais par son image. D’ailleurs la souffrance ainsi produite différerait plus de la douleur réelle que la souffrance produite par des visions ima-