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EXPERIENCE RELIGIEUSE


notion de la vie religieuse, s’exclut d’elle-même des expériences religieuses les plus caractéristiques. En ce sens, la thèse est classique, col. 1818.

Les relations intimes qui unissent ces deux termes en apparence opposés, foi et expérience, dans la médiation de la pratique convaincue et intégrale, s'éclaireront mieux, quand nous aborderons les relations de l’expérience interne avec les normes extérieures, col. 1840. Pour préparer cette pleine solution, il importe d’envisager d’abord sa valeur comme stimulant de vie religieuse.

VI. L’expérience comme facteur de vie religieuse. — Si tel est le charme de ces expériences, qu’au jugement d’un intellectuel comme Augustin, « le moindre goût de Dieu, senti dans la piété, l’emporte sans comparaison sur la joie de déchiffrer l’univers, » De Genesi ad lilleram, 1. V, c. xvi, n. 34, P. L., t. xxxiv, col. 333, il est facile de reconnaître leur importance considérable, en les maintenant dans leur rôle subordonné. La solution de ce problème tient dans la conciliation de deux vérités élémentaires : l’homme est trop sensible pour être régi par les idées pures ; il est trop noble, ayant l’intelligence, pour s’asservir à la maîtrise des sens.

I. VALEUR d’impulsion. — 1° Dans la vie individuelle. — 1. Unification du sujet. — - On peut dire que le tempérament de chacun est constitué par son aptitude innée à être affecté de telle ou telle manière par les deux ordres de biens, sensibles et spirituels. Il entraîne une prédisposition indéniable à se prononcer pour telle ou telle philosophie qui s’harmonise mieux avec ses penchants.

Attribuant la prédilection pour les biens idéaux à une certaine tendresse ou même à un état maladif, et le penchant pour les réalités empiriques à la dureté ou à la santé de l'âme, W. James prétend expliquer par là — non sans reconnaître en partie ce que ce schématisme a d’artificiel — l’attitude religieuse intellectualiste ou réaliste, idéaliste ou matérialiste adoptée par chacun. Cf. The varieties of religions expérience, p. 166 sq. ; spécialement Pragmatism, c. i, p. 12 sq. ; voir plus haut, col. 1807 ; HôfTding, Philosophes conlemporains, trad. A. Tremesaygues, 2'= édit., Paris, 1908, p. 195 ; cf. Religionsphilosophic, § 36 sq., 94. Plus profond, Hofïding, loc. cit., p. 194, indique comme principe de cette lutte le conflit entre l’ordre des valeurs et celui des réalités. « La religion de l’homme est déterminée par la relation des valeurs qu’il connaît à la réalité qui lui est familière. » Il en résulte, comme les valeurs idéales — du point de vue subjectif — exercent un attrait non moins senti que les valeurs concrètes, que la solution religieuse, si conditionnée qu’elle soit par l'élément affectif, comporte toujours une option intellectuelle.

Cette solution — que l’on admette sa valeur objective ou que l’on s’en tienne à son intérêt pratique — en apportant une manière de voir, en imposant une attitude, unifie bien à quelques égards la vie du sujet, mais elle n'établit une pacification affective durable que si elle est conforme à la réalité. Qui a opté pour la valeur sensible reste bon gré mal gré tenaillé par le besoin d’infini, col. 1817 ; qui s’est prononcé par la valeur idéale reste en désaccord avec les suggestions sensibles, tant qu’il n’a pas encore touché et palpé en quelque manière les réalités suprasensibles, col. 1838. Ici intervient l’expérience comme médiatrice. Elle dirime le conflit entre biens sensibles et biens idéaux en faisant goûter la valeur supérieure de ces derniers, et le conflit entre certitude des sens et certitude de la raison, en permettant au sens une vérification véritable des conclusions rationnelles. L’unification logique du sujet devient réelle, dans la satisfaction praticjue de toutes ses facultés.

Par là s’explique déjà la ténacité de la foi religieuse et les énergies qu’elle éveille.

2. Orientation optimiste.

Il importe encore de remarquer le sens de cette unification. En confirmant la primauté des réalités idéales, elle oriente toute la vie vers un but plus élevé que la terre ; c’est dire qu’elle met à même, pour peu que la conviction soit sérieusement ancrée dans l'âme, de mépriser tout ce qui est pour ce qui doit être et ce qui sera. Cf. X. Moisant, L’optimisme au A7.e siècle, Carlyle, Browning, Tennyson, Paris, 1911, p. xiv et passint.

3. Participation anticipée à un monde meilleur. — Bien plus, grâce à ses expériences, dont le principe, pour une large part, est à chercher dans la grâce et les dons surnaturels, col. 1822 sq., le croyant se sent déjà en relation avec cet ordre supérieur, quasi oljacla desider[ans], quæ comedere nondum [potest]. S. Augustin, Con/ess., 1. VII, c.xvii, n. 23, P. L., t. xxxii, col. 745. Ce contrôle expérimental peut déterminer une quiétude et une conviction telles, qu’elles défient toutes les arguties dialectiques. Sans doute, nulle certitude ne doit tenir devant une argumentation péremptoire, mais quel homme prudent abandonnera, en face de difficultés d’un instant, que le bon sens instinctivement dénonce comme sophistiques, une certitude fondée sur la convergence de mille indices dûment vérifiés et sur une épreuve personnelle poursuivie pendant des années ?

L’héroïcité des saints s'éclaire singulièrement, si on l’envisage de ce point de vue. Eux-mêmes, d’ailleurs, ont pris soin de nous l’indiquer. « Étant donnée notre nature, dit sainte Thérèse, il nous est impossible, je le crois, d’avoir le courage des grandes choses, si nous ne nous sentons pas en possession de la faveur de Dieu. » Vie par elle-même, c. x, t. i, p. 138 sq. Cf. Château intérieur, Yl" dem., c. iv sq., t. vi, p. 198 sq. Aussi, rappelant les promesses formelles de l'Écriture et faisant appel aux âmes qui ont déjà éprouvé ces consolations supérieures, s’efïorce-t-elle de prémunir ses religieuses contre le découragement naturel « à ceux qui ne connaissent pas encore par expérience toute l'étendue de la bonté de Dieu. » Chemin de la perfection, c. XXIII, t. v, p. 180 sq. Dans la même pensée, saint Pierre d’Alcantara estime « qu’une des fins principales pour lesquelles on doit s’exercer dans l’oraison est d’obtenir ces faveurs et de sentir ces délices qui nous feront réussir dans cette entreprise [ardue de l’abnégation]. » Traité de la dévotion, c. v, dans Œuvres spirituelles, trad. Bouix, Paris, 1862, p. 259 sq.

Ces auteurs sont les premiers à mettre en garde contre les illusions du sentiment, à rappeler que la perfection consiste non à sentir, mais à agir. Mais ils ont compris, à rencontre de mystiques qui ont déprécié ces jouissances et prôné outre mesure l’excellence de la désol ition, que ces prémices des joies éternelles étaient d’un puissant secours pour soulever l'âme et que, si Dieu les octroyait dans ce but, on pouvait, pourvu que la demande en reste humble et résignée, les désirer pour la même fin. Voir la réfutation documentée des propositions 26 sq. de Molinos, dans N. Terzago, Theologia historico-mystica.

En fait, il n’est guère de saint, ayant accompli des travaux extraordinaires, de qui l’hagiographie ne signale les extraordinaires consolations — entendons bien — non de ces commotions sensibles étudiées par W. James, L’expérience religieuse, 2e édit., c. vii, p. 216, 217, et dont l’effet dure à proportion del'ébranlement produit, non de jouissances sans mélange, car les peines intérieures sont proportionnées à ces délices et les préparent, mais spirituelles, épurées, telles enfin qu’elles leur ont donné la force de surmonter la contradiction des hommes et les effrayantes épreuves de Dieu.