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EXPERIENCE RELIGIEUSE

1788

I. Notion.

Sens actif et sens passif.

Le mot

expérience exprime, au sens actif, l'épreuve que l’on tente, au sens passif, l’impression qu’on éprouve. Ces deux acceptions ont cours en matière religieuse, soit que l’on cherche, en variant ses attitudes d'âme, à observer la diversité des réactions qui leur correspondent — c’est proprement une expérimentation ; soit qu’on se borne à noter les manières différentes dont le divin affecte nos facultés cognitives et appétitives — ce sont là des expériences. Ce second sens est plus fréquent. Sauf avis contraire, c’est celui qui sera adopté ici. R 2° Définition réelle.

Toutefois la signification du

mot est autre dans une conception objectiviste et dans une mentalité criticiste ou agnostique. La première suppose prouvé le Dieu personnel ; elle entend par expérience religieuse les visions, révélations, secours providentiels, touches mystiques…, par lesquels il agit sur le fidèle — Hodie tegimus in libro experientix : Convertimini ad vos ipsos, S. Bernard, In Cantic., serm. iii, n. 1, P. L., t. clxxxiii, col. 794 — tels parfois que, dépassant à tous égards l’ordre de la providence ordinaire, ils ouvrent à qui en bénéficie un monde nouveau, inintelligible aux autres, in bujusmodi non capit intelligentia, nisi quaienus experieniia allingit. Ibid., serm. xxii, n. 2, col. 878. La seconde désigne, par le même terme, les sensations, émotions, illuminations, réconforts qui constituent, dans la pratique religieuse, le donné expérimental, objet de science, laissant ou di’niant à d’autres disciplines (la métaphysique ou la foi) le droit de s’en servir à leurs risques et périls, pour remonter jusqu'à l’inconnaissable ou l’absolu.

Définition nominale.

Pour des raisons que nous

exposerons plus loin, col. 1805, nous nous bornerons à employer ce mot, non en rigueur théologique, mais selon son acception d’usage. En ce sens, est expérience religieuse toute impression éprouvée dans les actes ou états que l’on a coutume de dénommer religieux.

Objet de cet article.

Certains sont allés jusqu'à

déprécier, au bénéfice de ces impressions, fruit d’une prétendue passivité sous l’action divine, le rôle de la raison et de la liberté humaines. Cette tendance a conduit dans l’ordre pratique à des abus marqués, dans l’ordre spéculatif à remplacer la justification rationnelle des dogmes parleur appréciation affective ou par la critique des émotions auxquelles ils correspondent, bref à minimiser, voire à volatiliser, l'élément intellectuel de la religion. D’autres ont cherché à expliquer jusqu’aux phénomènes mystiques les plus relevés par des causes toutes naturelles ou même pathologiques. Ces théories opposées, et pourtant en étroite dépendance historique, feront l’objet de cet article. On en voit l’intérêt.

IL Aperçu historique. — 1° Les premiers temps de la Reforme. — Presque tous ceux qui, depuis le xvi «  siècle, ont majoré l’importance de l’expérience religieuse l’ont fait en dépendance plus ou moins directe de Luther.

1. Luther.

Le dogme qui, dans sa pensée, commande cette orientation nouvelle est celui de la chute originelle. Non seulement, comme l’enseigne l'Église, la faute d’Adam « a spolié l’homme des dons surnaturels et l’a blessé dans ses qualités naturelles, » mais, au jugement du réformateur, elle l’a radicalement corrompu. Il est devenu aussi incapable de connaître Dieu par ses propres forces, que de pratiquer le bien par libre choix. Le vrai lui vient donc par la révélation extérieure et la justice par imputation extrinsèque des mérites du Christ. Il est juste, dès qu’il croit, non pas d’une « foi historitjue » aux faits évangéliques, mais d’une « foi fiduciale » à la justilication que le rédempteur lui*promct ; ou plutôt, il devient tel, dès que le

Saint-Esprit opère en lui cette conviction personnelle que ses iniquités, couvertes qu’elles sont par la sainteté du Fils, ne lui sont plus imputées. Conversion et justification sont donc purement passives : Ibi nihil operamur aut reddimus Deo, sed lantum recipimus et patimur alium operantem in nobis, scilicel Deum. Ideo libct illam fidei seu christianam justitiam appellare passivam… In Gal., i, 14, Lulhers Werke, Weimar, t. xl, p. 43 sq. ; cf. in Gal., iv, 9, nostrum agere est pati in nobis operantem Deum… Ibid., p. 610 ; iv, 7, p. 597. Comparer le texte de la Theologia germanica, c. m : Ad hanc instaurât ionem et correclionem nihil ego conferre scio aut valeo, nisi ut tantum patiar, ita ut Deus solus facial atque agat, patiente me, suum opus alque voluntatem, édit. de S. Castellion, Theologia myslica…, in-24, Lyon, 1655, p. 7.

Denifle, Luther und I.ulltertitm in derersten Enlwickeliing, 2e édit., in-8°, Mayence, 1904-1906, p. 630 sq., 727 sq. ; trad. franc. J. Paquier, Luther et 'e luthéranisme, in-12, Paris, en cours ; Grisar, Lutlier, 3 in-8°, Fribourg-en-Brisgau, 1911, 1. 1, c.x, p.304sq. ; t. ii, c. xxviii.sect. iii, p. 737 sq. ; J.Dôllinger, La Réforme, trad. E. Perrot, 3 in-8°, Paris, 1848-1849, t. iii, p. 9 sq. ; sur la Theologia germanica, voir Realencyklopadie, Z' édit., art. Theologia deulsch, t. xix, p. 626 sq. ; voir les préfaces que Luther écrivit pour ses deux éditions de ce texte, 1516 et 1518, dans Wcrke, Weimar, t. i, p. 152 sq., 375 sq., et pour l'étude des influences, les notes marginales relevées dans les livres dont il se servit, saint Augustin, ibid ; t. IX, p. 2 sq. ; P. Lombard, p. 28 sq. ; Tauler, p. 95 sq., etc.

L’introduction de ces principes marque une révolution dans la vie spirituelle : le fidèle n’a plus à se reconquérir par la lutte contre ses passions, ni à chercher un accroissement de mérites dans l’abnégation volontaire ; l’important est d'éprouver en lui qu’il croit sans ombre de doute à la rémission de ses propres péchés ; la passivité est substituée à l’effort, l’attention reportée de la critique des œuvres à l’expérience sentie du salut, la foi réduite à une confiance, ou plutôt la foi-confiance, ou foi du salut, coexiste à une foi-assentiment, ou foi des dogmes, dont la gêne est manifeste et l’utilité contestable, s’il suffit de se croire justifié pour l'être en effet. Il y a là, de l’aveu même d’auteurs protestants, un dualisme incohérent qui ne pouvait subsister longtemps.

Les caractères de cette expérience du salut apparaîtront mieux, et permettront de prévoir l'évolution qui va suivre, si l’on examine sur quel contrôle rationnel on l’appuyait.

Dès la première heure, le critère des œuvres avait été éliminé. On les exigeait, il est vrai, comme fruits naturels de la régénération, arôor facit poma, nonpoma arborem. In Gal., ii, 20, Werke, t. xl, p. 287 sq. ; ii, 18 sq., p. 265 sq. ; iii, 10, p. 401 sq. ; mais c'était encore unir au salut par un lien nécessaire, donc désespérer les faibles. Au milieu de multiples fluctuations, Dôllinger, op. cit., t. iii, p. 92 sq., Luther en vint à dire, qu’après tout la foi jugeait les œuvres et faisait leur valeur. Ibid., p. 96 sq. Le critère des Écritures était sûr. Il l’imposa. Mais il le rendit illusoire par les procédés exégétiques qu’il mit en honneur, exigeant qu’on expliquât toute parole sacrée conformément au dogme intangible de la justification par la seule foi. Ibid., p. 135 sq. Restait l’analyse psychologique : la passivité et la spécificité des touches mystiques de l’Esprit pouvaient donner matière à quelque contrôle. Mais trop de personnes, et Luther l'éprouvait plus que d’autres, ne constataient en elles que doutes et angoisses. Force lui fut d’enseigner qu’il fallait travailler à se convaincre : Quare unusquisque assuefaciat se, quod certo slatucd se esse in gratta… Si autem sentit se dubitarc…, luctetur… ac nitatur ad certitudincm… Debemus… quotidie magis^magisque tuctari ab incertilu-