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DIEU (SA NATURE SELON LES SGOLASTIQUES


puissance. — Lien que nous soyons capables de concevoir l’infini : i li sens absolu, indépendamment de tout rapport avec le monde, nous nous servons cependant toujours pour le concevoir des idées acquises par notre expérience des choses sensibles. Il résulte de cette condition de notre connaissance de Dieu que nos vues sur le monde ne sont pas sans retentissement sur notre conception même de Dieu. Ce qui est vrai en général, l’est bien davantage quand il s’agit de tbéodicée savante, d’une connaissance réllécliie et systématisée. De plus, si l’exposition d’une théologie fondée surtout sur les données de la révélation comme celle de Pierre Lombard, ou procédant principalement par voie de déduction en prenant l’idée d’inlini pour point de départ, est à peu près indépendante des vues spéculatives de ces auteurs sur le monde, ou ne suppose que la philosophie du sens commun, il ne saurait en être ainsi pour une théodicée systématisée, tout entière construite a posteriori, comme l’est spécialement celle de saint Thomas. Pour saisir ce qu’a de caractéristique une telle théodicée, il faut connaître très à fond la conception du monde qui lui sert de base et à qui elle emprunte le principe de systématisation méthodique par quoi elle relie ses thèses entre elles. Et comme la théodicée scolastique ne voulut pas être et ne fut pas une excroissance spéculative, indépendante de la tradition, il faut, si l’on veut tenir compte de tous les éléments complexes dont elle est composée, dégager comment la conception péripatéticienne du monde qui fut la sienne et sur laquelle elle s’appuya se rattachait à celle de la spéculation patristique. C’est pourquoi, au risque de paraître à quelques lecteurs nous occuper moins de Dieu que de la qualité du péripatétisme ou du platonisme des grands scolastiques duxiiie siècle, nous avons plus haut consacré plusieurs pages à dire comment saint Thomas combina — sans doute en les modifiant l’un et l’autre — le péripatétisme et le platonisme, et fut amené à juger leur théodicée équivalente. Nous avons fait cette exposition, sans tenir compte de l’influence de la philosophie arabe, non seulement pour des raisons de commodité dans notre composition, mais aussi pour bien marquer la continuité des préoccupations que certains textes patristiques donnaient aux scolastiques, et surtout parce qu’il semble bien que le génie de saint Thomas ait été capable de trouver à lui seul la synthèse de la théodicée de Platon et d’Aristote qu’il nous a laissée, par le seul rapprochement du réalisme modéré d’Aristote et du platonisme de saint Augustin. Doèce et Denys posaient le problème : le lecteur a vu comment saint Thomas le résolut par l’éliologie et l’épistémologie d’Aristote. C’est par là, avons-nous dit, que saint Thomas conclut que la doctrine de la participation de Platon, c’est-à-dire de saint Augustin, est équivalente à la doctrine de l’acte etde la puissance d’Aristote ; ce qui lui permit de penser que le premier moteur immobile d’Aristote est l’équivalent du Dieu mobile de Platon. Sans doute, plus d’un lecteur aura trouvé le saut un peu brusque, et la liaison artificielle. C’est de cette impression et de l’appréciation très inexacte qui en résulte que naissent au fond les critiques des hétérodoxes contre la scolastique. Ils remarquent avec raison que le principe métaphysique général de systématisation de la théodicée chez saint Thomas est la doctrine de l’acte et de la puissance : ou. bien ils en concluent à une rupture avec la tradition, non seulement quant à la dialectique de la science de Dieu, mais aussi, puisque notre idée de Dieu est liée avec notre idée philosophique du monde, quant au contenu même de l’idée de la nature divine ; ou bien, notant qu’on peut avec la doctrine de l’acte et de la puissance entendue d’une certaine façon aboutir à diverses erreurs, ils les attribuent sinon formellement, au moins quant à leurs germes, à l’École ; ou enfin —

et ce reproche est le plus vulgarisé, parce qu’il parle davantage à l’imagination et demande pour êlre saisi moins d’acuité intellectuelle — ils supposent que la théodicée de l’École repose tout entière sur l’hypothèse hylémorphique. La suite de notre étude sur Àverroès nous amène à résoudre et les difficultés des uns et les hésitations des autres. Car bien que saint Thomas eût pu concevoir à lui seul l’usage qu’on pouvait faire de la doctrine de l’acte et de la puissance pour penser l’infini et systématiser la théodicée. il semble historiquement qu’il n’eut pas à faire cet effort, mais n’eut qu’à remarquer chez Averroès le principe et son application..n tout cas, s’il eut de lui-même l’intuition du principe de sa synthèse, qui est la notion d’acte et de puissance métaphysiques, il reconnut cette notion chez le penseur arabe qu’il cite quelquefois et utilise très souvent littéralement sans le nommer.

Nous avons donné aux difficultés des hétérodoxes une première réponse par les principes ; ce que nous allons exposer constituera une réponse par les faits, qui confirmera la première. Nous dirons : 1. Comment Averroès conçut le rapport du monde à Dieu et par suite l’infini ; 2. Comment cette théodicée et cette conception du monde coïncidaient avec la doctrine patristique de la participation ; 3. Comment l’école franciscaine indépendamment d’Averroès avait retrouvé le sens philosophique de cette doctrine traditionnelle qui avait embarrassé le xiie siècle ; 4. Comment l’école dominicaine s’accorda avec l’école franciscaine quant à l’intelligence de la participation, et mit à profit Averroès pour l’exposé logique et l’emploi systématique de cette doctrine ; 5. Enfin nous dirons un mot de la systématisation de saint Thomas et l’on verra qu’elle n’eut rien d’exclusif et ne fut pas un esclavage, puisque le saint docteur se servit contre Averroès lui-même de ce qu’il lui empruntait. Du même coup nous aurons montré comment se fit en fait l’introduction de l’acte et de la puissance en théodicée et quelle en est la portée.

1. Doctrine de la participation citez Averroès. — L’histoire n’a pas à reconstruire la théorie d’Averroès sur les rapports de Dieu et du monde, ni le lien qu’il établit entre cette théorie qu’il qualifie de péripatéticienne et sa théodicée. Les attaques d’Algazel contre les philosophes et le soin qu’il prend de s’écarter d’Avicenne l’amènent à s’en expliquer nettement à maintes reprises dans sa Destruction. On n’a que l’embarras du choix. Algazel reprochant entre autres choses à Avicenne d’avoir été amené à l’agnosticisme par sa conception de l’argument des degrés, d’où il suivait que Dieu n’a pas d’essence, Averroès répond par un peu d’histoire. Les anciens philosophes arabes, dit-il, sont partis de l’hypothèse que l’existence est une réalité ajoutée à l’essence et faisant composition physique avec elle ; Avicenne, trompé par le mot arabe maondjoud par lequel les traducteurs d’Aristote ont rendu tô ov, Maimonide, t. i, p. 231, note de Munk, a même fait de cette réalité une sorte d’accident ; et ils ont raisonné ainsi : tout composé d’essence et d’existence, c’est-à-dire d’acte et de puissance distincts, est causé ; mais le premier n’a point de cause ; donc il n’a point d’essence. Tel est, en effet, le procédé d’Avicenne » d’Avicebron, et plus tard de Maimonide, qui aboutit chez eux à la formule : scimus de Deo solunt quia est. Mais les philosophes arabes plus récents, disciples d’Aristote, ont compris que —h ô’v, maoudjoud, ens, signifie la réalité, la substance ou l’essence hors de ses causes, et ils ont par suite donné à l’argument la forme suivante : tout être est composé ou simple et tout composé a une cause ; donc, puisque la régression à l’infini répugne, il y a un premier être, cu/us esse sit sua quidditas. C’est l’argument des degrés tel que le défend Averroès, et il en dit historiquement : sed moderni sapientunt saracenorum speculali sunt in