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DIEU (SA NATURE SELON LES SCOLASTIQUES


Ces inodes do la connaissance de l’infini supposés, l’école augustinienne interprétait généralement comme il suit les textes embarrassants de Denys sur l’être et sur la bonté. C’est en se plaçant au point de vue chrétien de la communication de la vie divine ad intra que Denys pense que la bonté est le premier nom de Dieu ; et à ce point de vue la bonté, sui di/Jusiva, est la raison de la pluralité des personnes et précède l’action causale de Dieu au debors. « Mais si, comme le fait l’Ancien Testament, qui au livre de l’Exode ignore la Trinité, l’on envisage seulement ce que la raison naturelle peut connaître de Dieu, on doit dire que l’être précède la causalité et par conséquent la bonté ; et ainsi l’être est le nom propre de Dieu. » Cf. Denys le Chartreux, In 1 V Sent., 1. I, dist. VIII, q. ii obj. 5, p. 367. Nous convenons qu’une telle exégèse manque d’objectivité, mais on devra reconnaître que, de même que l’épistémologie de ces auteurs manifeste l’intention d’éviter l’agnosticisme, ainsi l’échappatoire qu’ils inventent pour expliquer Denys, révèle chez eux la préoccution dominante de rester fidèles aux notions traditionnelles d’un Dieu vivant et personnel.

Les mêmes préoccupations commandent l’interprétation que les augustiniens donnaient de la proposition du De cansis, prima rerum creatarum est esse, qui paraissait favoriser l’opinion que l’être ne se dit pas de Dieu. Reprenant la pensée du xir siècle sur la dépendance causale de l’être, on disait : la première des choses créées est l’être par participation, c’est-à-dire être causé convient à tout être qui n’est pas Dieu ; en ce sens on peut concéder que l’être ne se dit pas de Dieu. Cette glose donnée, on se séparait des nominalistes du XIIe siècle qui avaient expliqué l’être et la bonté des créatures par une dénomination extrinsèque, car on voyait que d’après saint Augustin les créatures ont une bonté intrinsèque, inhserens, formalis, puisqu’elles sont toutes in specie, modo et ordine ; on savait aussi qu’Aristote avait réfuté les formes séparées des platoniciens et montré qu’ercs, unum et bonicin sont des prédicats intrinsèques. D’autre part, on se souvenait que saint Augustin avait montré la convertibilité de l’être et du bien, et concilié par ce moyen avec le qui est de l’Écriture le « bien » des plaloniciens ; on voyait aussi qu’Aristote avait établi la convertibilité de ens, unum, verum et bonum. D’où l’on concluait que l’être transcendantal se dit de Dieu, au rebours de l’être par participation. Transcendentia vero, ut ens et converlihilia secum, propter elongalionem svam a determinationibus et materialïbus proprietalibus ac limitationibus, dicunt actualitatem et perfectionem ; sicque conveniunt Deo imperfeclione seclusa quæ in creaturis eis annexa est. On voit que le péripatétisme sert ici à rejoindre saint Augustin, à côté et au-dessus de Denys.

Denys, à la suite dePlotin, cf. Picavet, op. cit., p. T15, avait insisté beaucoup sur la présence substantielle de Dieu dans tous les êtres ; cet enseignement, bien que moins net chez quelques Pères très anciens, était d’ailleurs commun de son temps. Mais il avait formulé cette docirine d’une façon qui prêtait à l’équivoque : Deus est esse existentibus, esse omnium est superesse deitatis. Les théologiens qui suivaient le courant augustinien se souvinrent ici encore de l’interprétation donnée par le XIIe siècle ; puisque Denys disait que l’être ne se dit de Dieu qu’au sens causal et admettait l’exemplarité divine, ils conclurent qu’il fallait l’interpréter dans le sens de la causalité et de l’exemplarité. Deus dicitur forma, ut essentia quæ habet esse in omnimoda actualitate et completione, dit saint Bonavenlure, /w 71* Sent., 1.11, dist. XII, a. 1, q. ii, t. ii, p. 294. Et ailleurs : Dieu est dit forme comme cause exemplaire ; et quand on dit qu’il est en soi une forme, cela signifie qu’il est sans aucune potentialité, c’est-à-dire acte pur. lbid., 1. I,

dist. XIX, p. ii a. 1, q. iii, ad 2um. Si Denys dit qu’il est l’être de tous les êtres, cela doit s’entendre de mi me au sens causal, puisque telle est la terminologie de Denys. Cf. Walric, cité par Denys le Chartreux, ibid., p. 36ô. Ici l’exégèse, qui est la même que celle du XIIe siècle, n’est nullement arbitraire. Et tout danger de panthéisme est écarté.

Il ressort de cette esquisse, que, tout en restant fidèle aux principes et aux conclusions fondamentales de la théodicée traditionnelle, l’augustinisme ne parvint pas à monlrer l’homogénéité et la continuité de notre connaissance naturelle et initiale de Dieu par les créatures, et de la connaissance plus parfaite que nous pouvons avoir de l’infini, soit par la raison, soit par la révélation, soit par la vie intérieure : aussi bien au point de vue de la liaison métaphysique qu’à celui de l’analyse psychologique, un hiatus restait sans explication entre ces divers degrés ou modes de notre connaissance religieuse. Bien que cette école, aftranchie comme on l’a vu du nominalisme du xii’siècle, poussa très loin l’analyse de l’idée platonicienne de participation, comme nous le dirons à propos des rapports de Dieu et du monde chez Averroès, elle avait conscience de son impuissance à relier cette doctrine avec une doctrine générale métaphysique ou psychologique, qui put servir de base à une explication logique de notre connaissance de l’infini. C’est, croyons-nous, plus au sentiment de cette impuissance qu’à l’embarras ou à l’autorité des textes, qu’il faut attribuer le recours aux diverses hypothèses sur noire connaissance de l’infini dont nous avons parlé. L’échec de cette école explique aussi pourquoi les interprétations des formules platoniciennes de Boèce, Denys, etc., restent chez elle à l’état inorganique. Le génie de saint Thomas tenta de satisfaire à ces déficits.

2. Le péripatétisme de saint Thomas et Denys. — Les deux principaux représentants du péripatétisme, en tant qu’on l’oppose à l’augustinisme au cours du XIIIe siècle, sont Albert le Grand et saint Thomas. Nous ne dirons rien ici en particulier d’Albert le Grand, parce que l’on convient aujourd’hui que chez lui le péripatétisme est étrangement mêlé à d’autres courants philosophiques, et que son éclectisme n’est point parvenu à opérer la fusion harmonieuse des divers éléments de sa pensée. Il en est autrement pour saint Thomas. En face du péripatétisme son attitude est des plus nettes : il cherche une voie de conciliation, mais telle que, tout en donnant à sa théologie une physionomie péripatéticienne très accusée, il ne perde pas de vue la loi du développement de la pensée chrétienne : quod ubique, quod semper.

Cette préoccupation se trahit d’abord dans l’interprétation de la formule, faite d’un mot de Boèce et d’un mot de Denys : Deus est esse formate omnium. Il l’entend au sens causal, comme le xiie siècle ; et sur ce point il est d’accord pour rejeter le panthéisme avec l’école augustinienne. Contra gentes, 1. I, c. xxvi ; In IV Sent., 1. I, dist. VIII, q. i, a. 2. Le livre De cousis lui fournit d’ailleurs, pense-t-il. le moyen d’accorder icivristote avec Denys etavec la doctrine orthodoxe et traditionnelle de la transcendance et de l’omniprésence substantielle de Dieu, puisqu’on y lit, prop. i : Causa prima régit omnes res. pnvtcrquam comniisceatur cum eis.

Quant aux difficultés qui naissaient de la manière dont Denys parlait de la bonté et de l’être divins, saint Thomas les résout d’une part à l’aide de l’étiologie, de l’autre à l’aide de l’épistémologie d’Aristote. Cette solution demande à être exposée dans toute sa complexité ; car c’est par son moyen que saint Thomas crut avoir trouvé un principe de conciliation entre le platonisme et le péripatétisme : il s’agissait de ramener la doctrine platonicienne de la participation à celle de l’acte et de