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DÉMOCRATIE


bénéfice, les patrons sont devenus le patronal ; du moins ils apparaissent tels aux veux méfiants des ouvriers qui leur prêtent volontiers, comme ils l’ont eux-mêmes, une espèce d'àme ou de conscience de classe, opposée sinon hostile à la leur, v Iîenoist, loc. cit., p. 5.

A se regarder ainsi de classe à classe, à comparer leur condition précaire de salariés et l'étroitesse de leur existence avec la vie solide et large des capitalistes et des patrons, les ouvriers sentirent s’aviver en eux, douloureusement, le désir si humain du hien-êlre et d’un sort meilleur. Comme un ferment actif, ce désir s’est propagé de plus en plus dans la classe ouvrière, non sans mêler, comme c’est inévitable, de légitimes revendications et d’excessives prétentions, de très justes griefs et de regrettables envies. L’ivraie pousse toujours au milieu des blés ; mais le blé lui-même ne cesse pas d'être du blé, malgré ce voisinage.

L'état nouveau de la production avivait naturellement ces désirs mélangés. Toutes sortes de produits alimentaires, textiles et autres se vulgarisèrent de plus en plus, de par la concurrence des fabricants. Les transports en activèrent la circulation. De grands et de petits magasins les mirent de tous côtés à la portée des ouvriers. D’une manière générale, chez ces derniers comme chez les bourgeois, le machinisme industriel surexcita l’indéfinie capacité de la convoitise humaine à se faire du luxe d’hier le nécessaire d’aujourd’hui, et du luxe d’aujourd’hui le nécessaire de demain. Cet accroissement des exigences populaires se compliqua en outre d'émulation : l’aisance extérieure et le luxe reconnu de la classe bourgeoise ne s’accroissaient-ils pas de leur côté, sollicitant les ouvriers à désirer leur part des améliorations produites aussi bien avec leur propre travail ?

Enfin la hausse des salaires permit souvent de réaliser des conditions de vie meilleures ; mais là encore, la même loi foncière de l’infini désir humain suscita de nouveaux désirs à satisfaire par de la les désirs satisfaits. Ainsi que l’observe M. Ch. Benoist, on aura beau prouver à l’ouvrier, chiffres en main, qu’il est mieux logé, mieux nourri, mieux vêtu que ses pères, ce sera peut-être la vérité statistique, matériellement exacte ; ce ne sera pas toute la vérité, la vérité morale, qui tient compte de l’impondérable et de l’incalculable. L’ouvrier actuel est plus riche et plus pauvre que ceux des temps où de moindres gains excitaient de moindres désirs, et où de moindres désirs tenaient pour superflu le nécessaire d’aujourd’hui. Finalement, la révolution de l’outillage par la machine à vapeur a posé d’une manière plus aiguë que jamais le problème de l’amélioration de la vie matérielle, dans l'âme des ouvriers. C’est le grave problème social du bien-être populaire : i/n problème d'économie sociale et de politique, engageant de sa nature un problème d’ordre et de justice. La justice dislribulive exige, en effet, que chaque catégorie de citoyens puisse, dans sa condition, honnêtement et décemment vivre.

Mais la solution de ce nouveau problème — nouveau dans son acuité universelle et dans les exigences qu’il fallait satisfaire — entraînait également un problème nouveau dans l’ordre politique. « Les classes sociales résolvent mal les questions les unes pour les autres : c’est ce q*ui fait que toute classe dont la condition devient une question aiguë pour l’ordre public est introduite au pouvoir, sauf dans les cas particuliers où par là on n’aboutirait à rien, ou à rien que de radicalement désastreux, comme au cas de la révolte des esclaves à Rome ou du parti anarchiste actuel. Les longues doléances de la plèbe romaine l’ont finalement introduit au pouvoir. La Grande Charte d’Angleterre y a introduit la noblesse malmenée par les rois et le peuple opprimé par la féodalité. Les charges commu nales y ont introduit les habitants des villes comprimés par les seigneurs. Les États-Généraux de 17WI y ont introduit, en doublant sa représentation, le Tï< rÉtat « qui aurait dû être tout et qui n'était rien Henri de Tourville, cité par Ch. Van H.ieken. Le suffrage universel au parlement belge, dans La science sociale, 1902, t. xxxiii, p. 205, 206. Or « il y a dans la société, dit encore Henri de Tourville, loc. cit., une classe qui, au temps actuel, n’a pas bénéficié autant que les autres des avantages procurés peu à peu par les gouvernements ou avec le concours des gouvernements » : la classe ouvrière. Comme dans cette classe, qui est la majorité, et même en dehors d’elle, « tout le monde a le sentiment instinctif que si les classes bourgeoises conservent le pouvoir, elles ne résoudront pas la question de classe ouvrière dont elles n’ont pas l’impression vive et vraie, les esprits sont de plus en plus portés, sans bien savoir pourquoi, à penser qu’il n’y a de solution efficace qu'à laisser venir au pouvoir la classe qui a le plus de doléances à faire valoir. Et ceci est la loi de toute l’histoire dans l’attribution du pouvoir aux uns et aux autres. Le pouvoir n’est pas communément donné à celui qui, absolument parlant, y a le plus de droit ou est le plus capable, mais à celui qui fut le plus décisivement utile dans la questi"n a résoudre pour le moment. » « Quand certaines classes ont détenu le pouvoir et qu’un certain bien public en est résulté, si une classe sans pouvoir n’a pas assez bénéficié du fait accompli, elle se plaint ; et, si une satisfaction suffisante n’est donnée à ses plaintes au bout d’un certain temps (c’est le cas ordinaire des conquérants anciens du pouvoir, devenus conservateurs), elle réclame, non plus des améliorations qu’elle a vainement demandées, mais des garanties qui l’assurent de les obtenir : ces garanties consistent dans une participation plus ou moins large au pouvoir. Telle est l’histoire de tous les avènements de groupes sociaux au pouvoir. » Van Hæken, loc. cit., p. 210. Parfois, un groupe d’opposants parmi ceux qui se disputent le pouvoir favorise l’accession de nouveaux co-partageants. En 1848, l'établissement du suffrage universel en France et l’accès de la classe ouvrière aux droits politiques furent l'œuvre de l’opposition bourgeoise, devant le refus opiniâtre d’adjoindre des électeurs capacitaires au groupe des censitaires à 200 francs. Mais l’opposition n’aurait jamais pensé à cette transformation de l'électorat restreint, si déjà la classe ouvrière n’eût fait entendre ses doléances sociales et politiques. Le suffrage universel apparaissait aux ouvriers comme une arme puissante pour s’assurer des mandataires de leurs intérêts.

Défait, il substitua la multitude aux privilégiés pour la désignation des parlementaires qui font les lois et les ministres : de 240 000 inscrits environ, le corps électoral français fut porté à près de 80000000. c’est-àdire se multiplia de 1 à 33.

Cette multiplication des électeurs changea profondément l'état d’esprit des gouvernements et des législateurs et, par une suite naturelle, la qualité des lois. o Soit au repos et dans sa statique, soit en action et dans sa dynamique, l'État moderne aurait désormais, soit comme base, soit comme moteur, le nombre. L’introduction du nombre dans la mécanique de l'État concorde donc et peut se comparer absolument avec l’introduction de la vapeur dans la mécanique des métiers. De même que l’une avait prodigieusement accru, et sous tous les rapports, transformé le travail industriel, ainsi l’autre allait notablement accroître et transformer radicalement le travail d'État. Car, dans l'État, d’une part, tout doit se faire désormais par la loi, et, d’autre part, la loi ne peut se faire que par le nombre. La conséquence nécessaire est que, faite plus ou moins directement par le nombre, mais dans