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DEMOCRATIE

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L'école thomiste s’attaque vigoureusement à démolir ce parallèle, s.iinl Antonio établit dans sa Somme théologique, part. I, tit. xviii, que le souverain pontife gouverne l'Église par institution immédiate de Dieu et non ex translatione populi sicut imper ator. Il use là des expressions mêmes du droit romain pour caractériser l’origine du pouvoir civil et le différencier d’avec celui des pontifes. Jean de Turrecremata signale, à litre d’exceptions, des choix comme ceux de Moïse et de David par Dieu, lorsqu’il s’agit de rois ou de chefs politiques. C’est le consentement de la multitude, soit exprès, soit tacite, qui établit ces derniers, qui accroil même ou diminue leurs pouvoirs, à l’inverse du pape, établi par Dieu seul dans un ensemble de droits que nul homme ne peut restreindre. Summa de Ecclesia,

I, XLIV, XC, XCI1.

Telle est aussi la doctrine de Cajetan, De auctorilalc papse et concilii, tr. ii, c. x, ad 2 am conlirmationem ; In ll i, m II- ', <[. i. a. 10, ^ 3, Ad brevem hovum intellig. Il précise d’ailleurs que l'élection d’un régime politique par une multitude ne constitue pas une démocratie à proprement parler, bien qu’au premier abord elle semble tirer le régime monarchique de la souveraineté populaire. Mais si l’on considère attentivement les choses, l'élection d’un gouvernement n’est point un acte particulier de tel ou tel régime : c’est un acte générateur detoute espèce de gouvernement, et donc un acte antérieur à toute forme politique existante. Au choix du peuple, il appartient, de par le droit naturel, que le régime à établir soit populaire, aristocratique ou royal. In i/ al " II X, q. L, a. 1, § Ad hoc dicitur. Celte doctrine expose très nettement l'égale légitimité des trois formes de gouvernement selon le droit naturel.

Elle dissipe également l'équivoque du terme peuple, qui signifie tantôt la multitude, et tantôt le régime populaire. Et cette distinction posée, Cajetan poursuit : le régime monarchique dépend de l'élection du peuplemultitude, qui lui donna ses votes et qui l’investit ; et c’est à cause de ce transfert qu’il est dit vices gerens populi. Mais il ne dépend pas du peuple comme régime populaire et n’en prend pas la place à la manière d’un successeur.

Dans cet ensemble de doctrines, la question de la démocratie se pose donc incidemment, comme le simple corollaire de la question des origines du pouvoir civil ; et celle-ci même ne se pose que par comparaison dans le problème théologique des origines du pontificat. Par là s’explique la sobriété des quelques textes intéressants qu’on peut glaner chez les auteurs. Autant ils sont copieux à préciser les causes divines et humaines dont ressort l'établissement du pouvoir civil, autant ils glissent rapidement sur l'établissement particulier de la démocratie. Le peu qu’ils en avancent, néanmoins, suffit à nous montrer qu’ils la rattachent, en droit naturel, au pouvoir de tout peuple sur le choix de ses institutions.

D’ailleurs, qu’il se soumette à un monarque, à des chefs aristocratiques ou à des magistrats populaires, un peuple, observe Cajetan, n’est pas dans la situation de l'Église en face du pape. « La papauté diffère de tous les autres pouvoirs humains en ce que tons ceux-ci tirent de la multitude leur origine et leur puissance : toute violence ou fraude cessante, et de droil naturel, la multitude est libre de se donner un chef avec telle puissance qu’elle le juge bon. » In //"" II", q. L, a. 10. Aussi, tandis que l'Église n’a pas à circonscrire et à tempérer l’autorité du pape, c’est le droit des peuples d’opérer ces tempéraments à l'égard de leurs chef-, et parla même d’influencer la juridiction réelle qu’il leur transfère dans l’ordre civil. Nous reconnaissons là une vue très nette des éléments démocratiques et pondérateurs à introduire dans les royaumes ou les cités aristocratiques. Mais aussi bien que saint Thomas, Cajetan se

renferme dans l’exposé général des principes du droil. Il reste un moraliste spéculatif ou plutôt même un métaphysicien, dans ses rapides aperçus de la démocratie.

Au xvi 1 siècle encore, les controverses de Bellarmin contre les protestants le ramenèrent à 1 antithèse des origines divines du pontilicat et des origines populaires de la souveraineté politique. Il établit très nettement que celle-ci, abstraction faite de ses formes particulières, vient premièrement de Dieu, car elle est la conséquence nécessaire de la nature humaine et de sa vie sociale ; et donc le pouvoir vient naturellement de celui qui a fait la nature et les tendances de sa vie : c’est un droit naturel, divinement établi. Mais ce pouvoir réside dans la nation, et non dans aucun homme en particulier ; car, en dehors des droits positifs qui peuvent survenir, il n’y a aucune raison de nature, pour qu’un homme soit le chef des autres, ses égaux par nature. Comme d’ailleurs la nation ne peut pas exercer la souveraineté directement, par elle-même, elle est dans l’obligation de la conférer à un individu ou à plusieurs. Ainsi, les diverses formes de gouvernement sont de droit positif et non de droit naturel ; car il dépend de la nation d’instituer un monarque, des consuls ou d’autres magistrats. Ces pouvoirs multiformes viennent encore de Dieu ; mais moyennant les délibérations, les choix de personnes, les transferts de l’autorité, opérée par les hommes. Bellarmin, De laids, c. VI.

Dans le même ordre d’idées, Suarez, De legibus, 1. III. c. iv, S 1, observe qu'à s’en tenir au droit naturel, les sociétés politiques ne sont pas obligées de constituer un régime plutôt qu’un autre. Bien que, de soi, la monarchie soit le meilleur et que sa plus grande extension atteste pratiquement son excellence — dit encore Suarez — les autres régimes peuvent être bons et utiles. L’expérience démontre d’ailleurs combien varient les opportunités : là où règne la monarchie, rarement elle va sans mélange, car, vu la fragilité, l’ignorance, la malice des hommes, il y a d’ordinaire avantage à tempérer l’autocratie royale par les interventions de la collectivité, en plus ou moins grand nombre, selon les coutumes et les besoins. Ainsi, tous les particuliers possèdent chacun leur quole part de valeur dans la communauté politique ; mais le droit naturel n’oblige pas celle-ci à exercer le pouvoir immédiatement ou à le retenir : trop de difficultés et de pertes de temps surviendraient, si le suffrage de tous était sans cesse requis.

Lorsqu’on se représenle l’Espagne absolutiste où vivait Suarez et l'état général de l’Europe au xviie siècle, de telles vues attestent une grande liberté d’espril à l'égard d’institutions puissantes et révérées. Intellectuellement, cette liberté procède encore de la ferme notion du droil naturel et de sa distinction d’avec les droits positifs, coutumiers, historiques, lesquels varient légitimement selon les besoins et les ententes des nations.

Cette liberté scandalisa Jacques 1 r. roi d’Angleterre et théologien, qui s’efforçait de consolider l’autocratie des Stuarts, très contestée des Anglo-Saxons, en s’appropriant la doctrine gallicane du droit divin des rois. Dans l’ouvrage qu’il composa sur l’ordre de Paul V pour répliquer au roi Jacques. Suarez établit encore les origines populaires de tout régime politique, sans exception pour la monarchie. Défi n-iii fidei, I. III. c. iv. Suarez avance même que si la monarchie et l’aristocratie ont besoin d’une institution positive pour s'établir, la démocratie peut s’en passer : elle existe, par le l’ait même que la nation ne transfère le pouvoir à personne, mais le retient pour soi collectivement, tel que, de droit naturel, elle le possède, en tant que société complète. Defensio fidei, 1. 111, c. IV, § 8. Il