Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 4.djvu/153

Cette page n’a pas encore été corrigée
283
284
DÉMOCRATIE


dernier une conception de la société politique essentiellement modelée sur la cité grecque, celle-ci érigée en idéal humain, avec la naiion, société pour barbares, comme son repoussoir, de nature étrangère et de qualité inférieure. Politique, l. I, c. i, iv (alias vin. Pour saint Thomas, au contraire, la cité ne constitue qu’une variété des sociétés politiques, sur le même rang que la nation. Sum. Iheol., I a H*, q. cv, a. 1. L’expression même de civilas se dépouille de tout sens urbain, pour désigner en général « la communauté parfaite » ou société politique. Ibid., q. xc, a. 2, 3, ad 3um. Cf. Polilie, l. I, lect. i. On se rend compte aisément du genre d’observations qui provoquaient cet élargissement du terme civitas et cette rétrogradation de la cité sur le même rang que la nation. Au lieu de vivre comme Aristote dans le monde grec, saint Thomas vit dans une Europe où des nations se constituent. Et puis, dans le passé, le spectacle de la nation juive l’impressionne aussi : c’est elle qui lui donne sujet de formuler sa théorie sur le meilleur gouvernement soit des cités soit des nations. Sum. Iheol., W IIe, q. cv, a. 1.

L’indépendance de saint Thomas à user d’Aristote s’affirme encore dans la manière dont il entend la maxime de ce dernier : « que tous aient une part dans le gouvernement. » Aristote l’entend de la totalité des bourgeois à l’aise, non-ouvriers, ni artisans, ni paysans. Polilic, l. III, c. iii, § 2, 3 ; 1. IV (ou VII), c. viii, § 2-Saint Thomas ne pose aucune de ces exclusions : le populus et les populares représentent pour lui la multitude entière. Sum. iheol., II a II æ, q. cv, a. 2. Il insiste sur le droit de tous comme électeurs et comme éligibles : certaines institutions de Moïse, Deut., 1, 13, 15 ; Exod., xviii, 21, lui semblent bien réaliser son type : principes assumebantur ex toto populo et etiam populus eos eligebal. Sum. Iheol., IIa-IIæ, q. cv, a. 1. A noter cependant les privations de droits civiques pour cause d’âge ou de sexe. Les femmes et les enfants, dit saint Thomas, sont a demi. citoyens par le droit d’habitat, mais ne le sont point absolument, puisqu’ils manquent du droit de suffrage. Ibid., a. 3, ad l um, 2 l, m.

En 3e lieu, Aristote considère la cité comme l’œuvre humaine par excellence ; c’est pour lui la meilleure et la plus divine des fins à laquelle un individu puisse et doive se subordonner. En conséquence, l’individu lui appartient comme la partie au tout qui le fait être et qui lui parachève son bien. Polilic, l. I, c. i, § 11-13. « C’est une grave erreur — déclare le Stagyrite — de croire que chaque citoyen est maître de lui-même : ils appartiennent tous à la cité, puisqu’ils en sont les éléments, et que les soins donnés aux parties doivent concorder avec les soins donnés au tout. » L. V (ou VIII), c. i, § 2. Aussi est-il « de toute évidence » pour Aristote que « la loi doit régler l’éducation et que celle-ci doit être publique », c’est-à-dire nécessairement une et uniforme pour tous, comme à Lacédémone. Or, saint Thomas pense au contraire que l’éducation appartient à la famille, tout aussi bien que l’entretien physique. Les enfants doivent achever de se faire hommes dans le milieu familial, sicut in quodam spirituali utero. C’est de droit naturel. « Il serait contre la justice que, avant l’âge de raison [où il devient son maître et dispose de soi], l’enfant fût enlevé aux soins de ses patents ou bien que l’on ordonnançât à son sujet des mesures contraires à ce qu’ils veulent. » Sum. Iheol., 11*11 », q., a. 12. Néanmoins, des mesures légales peuvent devenir justes et nécessaires en matière d’éducation, si le bien public les requiert : l’enfant est un futur citoyen, que sa famille prépare à sa vie civique, non moins qu’à sa vie privée ; en ce cas, le législateur agit sur l’éducation familiale et scolaire, œuvres privées en soi, par le moyen de ses droits sur leurs agents propres, pour le bien général de la justice et de la paix. Sum. Iheol.,

I" H, q. XCVI, a. 3.

Saint Thomas reçoit donc seulement à correction le principe aristotélicien de la subordination du citoyen à la cité sous tout rapport, comme la partie au tout. Il le reçoit, d’une pari, II" II*, q. i.viu, a 5 ; q. i.xi, a. 1 ; q. i.xiv, a. 2, et c’est ce qui lui fait dire que l’homme tout entier se doit au bien de sa cité ou de son pays comme à sa lin. IIa-IIæ, q, i.xv, a. 1. Mais, d’autre part, son pays ou sa cité lui doit son bien personnel : c’est la justice distributive déjà si bien décrite par Aristote. Il » IL, q. i.xi, a. 1-4 ; Ethic, 1. V. lect. îv sq. Or, te bien personnel de l’homme inclut deux sortes de droits dont l’objet constitue, pour saint Thomas, une fin supérieure aux droits mêmes de l’État : 1° les droits naturels de la personne humaine, contre lesquels aucune autorité, paternelle, patronale, royale, ne peut prescrire, sinon à titre de pénalité, en cas de fautes extérieures, et selon les limites propres du pouvoir qui s’exerce. IIa-IIæ, q, civ, a. 5. Cf. q. i.xiv, a. 2, 3, 5 ; q. lxv, a. 1, 2. — 2° La cité n’a pas prise non plus sur les droits religieux et surnaturels du citoyen, parce que « si le bien de la chose publique est le premier des biens humains, le bien divin est supérieur à tout bien humain. » il a II 1, q. cxxiv, a. 5. De là, une conclusion thomiste qui eût fait sursauter le philosophe : Homo non ordinatur ad communitatem politicam secundum se lotuni et secundum omnia sua. I* II*, q. xxi, a. 4, ad 3° m.

Ce respect de la personne et de ses droits naturels est inconnu des Grecs, de même que la notion de la personne, confondue implicitemeut avec celle du singulier et de l’individu. Mais les controverses trinitaires et christologiques amenèrent les Pères d’abord et puis les scolastiques à dégager aussi nettement que possible la notion métaphysique de la personne. Tixeront, Des concepts de nature et de personne dans les Pères et les écrivains ecclésiastiques des V et VF siècles, dans la Bévue d’histoire et île littérature religieuses, 1903, p. 582, 592 ; E. Hugon, 0. P., Les notions de nature, substance, personne, dans la Bévue thomiste, 1908. p. 753, 769. Bénéficiaire de cette lente élaboration. saint Thomas reconnaît la personne comme la réalité la plus parfaite dans toute la nature, puisqu’elle possède et la nature raisonnable, qui est supérieure a toute autre, et le mode suprême de l’existence, qui est d’exister par soi. Sum. Iheol., I a, q. xxix, a. 3 ; Quæstiones disputatæ, De potentia, q. ix, a. 3. Elle possède la propriété d’agir par soi. conséquemment à son mode d’existence, De potentiel, q. IX, a. 1, ad 3° n conséquemment aussi elle vit pour soi, se gouverne ou est gouvernée pour soi, c’est-à-dire pour le bien de la nature qu’elle possède, comme pour sa vraie fin. Cont. génies, l. III, c. cxii. De là, le rigoureux devoir qu’a l’État de procurer à chacun des particuliers, selon sa nature et son mérite, les avantages du bien commun, d’après les formes propres à chaque type de gouvernement. Dans une démocratie, ce sera la liberté. Sum. Iheol., II" II », q. lxi. a. 1.

Ce sont là, il est vrai, des considérations éparsesdans l’œuvre de saint Thomas, et dont il ne fait guère qu’un usage métaphysique. Il n’a pas beaucoup développé leurs conséquences morales et civiques ; mais néanmoins notion de la personne demeure comme sous-jacentedans les réserves qu’il pose aux doctrines d’Aristote sur la totale appartenance du citoyrii a la cité, dans sa notion si ferme des devoirs de celle-ci envers les personnes privées. Aristote est un communautaire absolu ; saint Thomas introduit dans l’aristotélisme un élément de particularisme, qu’il doit intellectuellement à sa notion métaphysique de la personne humaine et de ses droits naturels, et à sa notion de la fin dernière surnaturelle. Pour Aristote. c’est la cité qui est la fin de l’individu ; pour saint Thomas, c’est le bien île la personne humaine, naturel et surnaturel, qui est la fin de la cité.