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ECKART

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maître incontesté de la grande école mystique allemande du xiv e siècle. Quand on prend la Geic/iic/ite der deutsc/icn Mystik im Mittelaller de Preger, on constate qu’elle est pleine de lui, de son nom, de sa pensée, de ses doctrines. Ses disciples parlent de lui avec enthousiasme : c’est le maître « sage », le maître « à qui la vérité a enseigné toutes ses voies », le maître « à qui Dieu ne cacha jamais rien », c’est « le bienheureux », « le saint », « le divin maître ». Les villes où il a passé, Erfurt, Strasbourg, Cologne « la sainte » surtout, sont fidèles à sa mémoire. Comme il est juste, ses disciples se recrutent principalement parmi les dominicains : au premier rang, il faut nommer le profond Tauler, qui l’appelle « théologien insigne » et « père vénérable », cf. Conviviun magistri Eckardi, dans 1). Joannis Taule ri opéra omnia, édit. Surins, Cologne, 1603, p. 831, 832, et le suave et passionné Suso, qui voua au « très saint » maître Eckart une sorte de culte, et l’apercevait, dans ses visions, inondé au ciel de gloire ineffable et tout à fait transformé en Dieu. Cf. D. Henrici Susonis vita, c. vin, xxui, dans D. Henrici Susonis opéra, édit. Surius, Cologne, 1588, p. 463, 510 ; trad. E. Cartier, Œuvres du bienheureux Henri Suso, 3 e édit., Paris, 1878, p. 21-22, 74. Des religieux d’ordres divers, augustins, carmes, franciscains, subissent également son influence (à citer spécialement, dans les Pays-Bas, l’augustin Ruysbroeck), et aussi des femmes illustres, telle la dominicaine Elisabeth Stagel, rédactrice de l’inappréciable Vie de Suso, et, d’une façon générale, le groupe entier des Amis de Dieu, et, dans ce groupe, plus que tous, le plus célèbre de tous, le laïque Rulmann Merswin. Cf. W. Preger, Gesehichte der deutschen Mystik im Mittelalter, t. n, p. 111-113. L’empreinte du maître est profonde ; non seulement ses idées reparaissent dans les écrits de ses disciples, mais on y retrouve sa manière, son style, en telle sorte qu’il est souvent malaisé de distinguer ce qui appartient à Eckart de l’œuvre de ses admirateurs. C’est ce qui embrouille considérablement la question de l’authenticité de la littérature eckartienne, ainsi que nous l’avons vu. Qu’on prenne, par exemple, le dernier des sermons publiés par F. Jo>tes, M eis ter Eckart und seine Jauger, n. 82, p. 84-98 ; c’est une pièce remarquable de toute façon, et pour la tenue exceptionnelle du texte, et pour la richesse du contenu, qui nous offre une vraie petite somme mystique, et que le manuscrit désigne justement par ces mots : ain guler sernio von dent reich Gotes, « un bon sermon sur le royaume de Dieu », p. 84. A première vue et à s’en tenir à divers indices, on croirait qu’il faut en attribuer la paternité à Eckart ; mais en y regardant de près, on ne peut maintenir cette attribution, et cette conclusion s’impose que le prédicateur est un disciple d’Eckart, tout entier sous le charme du maître. Cf. F. Jostes, p. XI. Très attachés à l’enseignement d’Eckart, ses disciples se sont précautionnés contre les formules plus ou moins panthéistes qu’il n’avait pas toujours éloignées ; ils ont réussi à s’exprimer correctement, mais des lecteurs non -avertis pourraient se laisser surprendre à quelques passages ambigus. Chacun d’eux a sa caractéristique propre. C’est ainsi que Tauler donne à son mysticisme une allure plus pratique et vivante que maître Eckart. Suso est plus affectif ; le Christ absorbe sa pensée et souvent il prononce le nom d’amour. « Mais ce qu’il aime, c’est la sagesse, qu’il personnifie en Jésus crucifié, » et, en définitive, « sa spiritualité repose plutôt sur la connaissance que sur l’amour ; » à plus forte raison Tauler, de même que son maître Eckart, tend à l’union avec Dieu surtout par la méthode intellectuelle : « ils sont illuminés, et non amoureux. » P.-E. Puyol, L’auteur du livre De lmilatione C/iristi, I, La contestation, p. 388, 384.

Spéculatifs, les mystiques allemands du moyen âge le sont d’une manière bien allemande, qui différencie leur

mystique de celle des autres pays. Catholiques et protestants d’Allemagne s’accordent à proclamer le caractère purement allemand, echtdeutsche, von der Tiefe des deutschen Gemïtl/ts, du mysticisme d’Eckart et de son école. Cf., parmi les catholiques, A. Baumgartner, dans Kirchenlexikon, Fribourg-en-Brisgau, 2 e édit., 1888, t. iv, p. 115, et, parmi les protestants, W. Preger, Gesehichte der deutschen Mystik im Mittelalter, t. i, p. 9, 146-147 ; t. n, p. 3-8 ; W. Moller, Lehrbuch der Kirc/tengeschichte, Fribourg-en-Brisgau, 1891, t. ri, p. 459 ; S. M. Deutsch, Realencyklopâdie, 3 e édit., t. v, p. 149. Chez nous, M. H. Lichtenberger vient de professer à l’université de Paris un cours sur le mysticisme allemand du moyen âge, parce que la question lui a paru présenter « un intérêt de premier ordre », non pas précisément pour l’histoire des idées religieuses — nous savons que maître Eckart ne fut pas un novateur — mais « pour l’histoire générale de la pensée et de la civilisation en Allemagne ; » il y a dans la pensée allemande de tous les temps, et dans celle d’aujourd’hui non moins que par le passé, un « élément mystique », non pas exceptionnel et anormal, non pas superficiel et factice, mais profond et fréquent, puisqu’il s’observe « chez des natures aussi dissemblables qu’un Bach, un Goethe ou un Bismarck, » et qui semble bien être « un trait de race, une disposition tout à fait spontanée et normale de l’âme germanique. » Revue des cours et conférences, 19 mai 1910, p. 433-434. C’est vers la fin du xm e siècle et au xiv e, dans les sermons et dans les traités d’Eckart et de son école, que s’est exprimée, pour la première fois, en allemand, cette disposition mystique essentielle à l’âme allemande. Ce qu’elle a de commun avec toute forme de mysticisme, c’est la tendance à l’union entre l’âme et Dieu. Ce qu’elle a de spécifiquement allemand, c’est d’abord son caractère d’universalité : le mysticisme n’est pas enseigné à une élite, il est pour tous, il s’adresse aux laïques, il est compris et étudié par eux, et, pour eux, il brise le charme des formules scolastiques et de la langue latine, il parle allemand, et cela « sous une forme encore un peu gauche peut-être, parfois avec une réelle profondeur, toujours avec un accent de sincérité touchant et un lyrisme souvent admirable. » II. Lichtenberger, lue. cit., p. 434. Cf., sur l’importance de l’école eckartienne au point de vuedes commencements de la prose allemande, A. Bossert, Histoire de la littérature allemande, 2" édit., Paris, 1904, p. 164-166. Il s’étend à tous et il s’étend à tout : avec les divers aspects de la vie religieuse il embrasse tout le champ de la pensée et de l’action : il se développe, selon le mot de W. Preger, Gesehichte (1er deutschen Mystik im Mittelaller, t. i, p. 147, « d’une façon onmilatérale ». Par-dessus toute chose il demeure épris de spéculation, il éprouve comme l’ivresse des idées et il se complaît de préférence aux plus abstraites. La belle clarté des pays latins lui est étrangère ; aucune obscurité ne le rebute, aucune conclusion de sa dialectique ne l’arrête, alors même qu’il faut en venir à proclamer l’identité des contraires. C’est dire que ce mysticisme ne reste pas toujours orthodoxe, et que, en particulier, l’union de l’âme avec Dieu y devient trop souvent l’identité avec Dieu. Il accepte toutes les formes de l’hétérodoxie. « D’Eckart et de Suso à Jacob Bohme, puis de là au piétisme du xvn e et du xvm e siècle, au romantisme de la fin du xvm e siècle, à l’idéalisme philosophique du XIX e siècle, la llamme mystique s’est propagée presque sans interruption, » dit H. Lichtenberger, loc. cit., p. 446, qui retrouve quelque chose de la même aspiration mystique dans Richard Wagner et jusque dans un Schopenhauer et dans un Nietzsche. Il aurait pu mentionner, dans le passé, Luther dont le succès vint, en grande partie, de ce qu’il fut « la personnification vivante » des tendances contemporaines, de ce qu’il y eut en lui, « à un rare degré », ce qu’il y