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tualisme du docteur angélique ne s’oppose pas au mysticisme et même s’harmonise avec lui, puisque la théologie mystique constitue une partie de la théologie morale, telle que l’entend saint Thomas et que la conçoivent les théologiens de son temps. La théorie en est présentée chez Thomas d’Aquin à propos des étals de vie. Avec une netteté dont la tradition ne s’est malheureusement pas toujours conservée, il distingue les étals mxstiques extraordinaires, qui se rangent parmi les grâces gratis datas, et les états mystiques ordinaires. Les premiers se ramènent au ravissement extatique, dont il fait un degré de la prophétie. Cf. II a II a’, q. CLXXI, proccmium, et q. ci.xxv. Les autres rentrent « dans le développement normal de la vertu et de la perfection chrétienne », non pas que le chrétien puisse de luimême et par ses seules forces monter jusqu’à eux — ils sont et demeurent un don de Dieu, pleinement gratuit — mais en ce sens que Dieu ne refuse pas d’ordinaire ce don aux âmes exercées, mortifiées, purifiées, déjà en voie de perfection, en ce sens que « l’âme s’y dispose et l’attire à mesure qu’elle vit purement pour Dieu. » M.-B. Schwalm, préface de La vie avec Dieu du P. [aucillon, Paris, 1905, p. xxxiv, xxxv, cf. p. xxxii-xxxviii. Saint Thomas traite des états mystiques ordinaires dans son De vita conlemplaliva. II" II*, q. Ci.xxix-clxxxii. De même que dans saint Thomas, mysticisme et intellectualisme ne s’excluent pas chez Eckart. Seulement, saint Thomas ne développe guère ses vues sur la mystique ; Eckart expose les siennes interminahlement, surtout dans ses œuvres allemandes où il est plus à l’aise, où le hut qu’il poursuit et la nature de ses auditeurs et de ses lecteurs l’invitent à s’étendre sur les sujets qui lui sont chers entre tous:essence divine, essence de l’Ame, rapports entre Dieu et la création, entre Dieu et l’âme, nouvelle naissance de l’âme et son union avec Dieu. Que ce mysticisme soit très original, abstraction faite de la forme qui est admirable, c’est ce qu’on ne pourrait affirmer. Tout ce qu’il a de saillant a été dit par le pseudo-Denys, saint Augustin, saint Bernard, Hugues de Saint-Victor, saint Thomas d’Aquin, et ce serait une question intéressante, mais difficile à approfondir dans l’état présent des textes, que celle des sources où il a puisé, immédiatement ou à travers des intermédiaires, et de la mesure dans laquelle il les a mises à profit. Toutefois, Eckart a comme rendu siennes les idées des autres, tant il s’en est pénétré et tant il les a revivifiées, en quelque sorte, par l’intensité et la chaleur du sentiment personnel. S. M. Deutsch, Realeucyklopadie, 3 e édit., t. v, p. 150, observe que « la mystique de l’amour de Jésus qui caractérise singulièrement Bernard et Hugues de Saint-Victor est étrangère à Eckart. » La plupart des mystiques, nous le disions tout à l’heure, tendent à l’union avec Dieu par la voie de l’amour, et s’attachent à contempler l’humanité du Christ et les mystères attendrissants de l’incarnation et de la rédemption. Le mysticisme d’Eckart est tout intellectualiste ; « l’étude de l’Etre divin dans sa majestueuse tranquillité et son impénétrable mystère, l’effusion contemplative de l’âme en Dieu, les idées divines et la sainte Trinité, tels sont les thèmes favoris, cueillis… dans le répertoire scolastique, et qui reviennent sans cesse sous la plume des mystiques allemands, » et d’Eckart, leur chef. M. de Wulf, Histoire de la’p/iilosop/iie médiévale, p. 483. Bref, dans le mysticisme spéculatif d’Eckart, c’est-à-dire dans sa théorie de l’union de l’âme avec Dieu, nous avons une théologie de la connaissance, non une théologie affective, une théologie de l’amour.

3° L’influence d’Eckart. — 1. Ce que ri a pas été l’influence d’Eckart. — Eckart n’a pas été un novateur de génie, se rattachant aux Erères du libre esprit, mais les dépassant de beaucoup, enrichissant la pensée

humaine, frayant les voies à la Déforme et au monisme panthéiste de la philosophie allemande, soumis à l’Eglise, mais ne se rétractant que d’une façon conditionnelle et montrant, dans chacune de ses lignes, « une conviction si profonde, un enthousiasme religieux et philosophique si ardent, une logique si inflexible, qu’une rétractation absolue n’eût guère été conforme à son caractère. » Ch. Schmidt, Éludes sur le mysticisme allemand au XIV e siccle, p. 20. Et d’abord Eckart n’a pas voulu « transplanter… sur le sol de l’Eglise » les doctrines des Erères du libre esprit; la bulle In agro dominico que Jean XXII aurait publiée contre eux ou contre les béghards, en 1330, et dans laquelle il aurait condamné des doctrines absolument identiques à celles d’Eckart, bulle qui, d’après Ch. Schmidt, op. cit., p. 21, « met hors de doute la connexion de maître Eckart avec la secte des Frères du libre esprit, » n’a qu’une existence légendaire. C’est une erreur, volontaire ou involontaire, du chroniqueur Corner, auquel se fie Ch. Schmidt, et de Henri d’Herword, « qui a donné’naissance à cette fable. Henri d’Herword a cru que la bulle In agro dominico (que le pape Jean XXII publia, le 27 mars 1329, contre la doctrine d’Eckart) était dirigée contre les béghards : aussi les historiens, depuis Mosheim jusqu’à Lasson, ont-ils admis l’existence d’une seconde bulle. Cette seconde bulle est toute imaginaire et se confond absolument avec la première ». II. Delacroix, Essai sur le mysticisme allemand au XIV e siccle, p. 101, note. Il y a plus : loin d’embrasser les théories des Frères du libre esprit, Eckart dénonça leur fausseté. Cf. B. Allier, Les Frères du libre esprit, dans Religions et sociétés, Paris, 1905, p. 129. Deuxièmement, Eckart ne fut pas le penseur génial qu’on s’est plu à nous représenter, mais un pur scolastique, écho sonore, mais simple écho des doctrines des temps qui l’avaient précédé. En troisième lieu, ni lui ni les mystiques dont il fut le chef de file, ne préludèrent au protestantisme. « Enlever la mystique à l’Eglise catholique et la revendiquer pour le protestantisme, c’est dépouiller le catholicisme et détériorer la foi évangélique… Jamais on ne pourra protestantiser la mystique sans rompre en visière avec le catholicisme et avec l’histoire, » a dit Ad. Harnack. Lf/irbuch der Dogmengeschichte, t. m, p. 392, 394. Cf. H. Lichtenberger, dans/ ? eiwe des cow ? — se£ « m /eVences, 19 mai 1910, p. 434-441. En outre, par le fait que mailre Eckart n’a pas su éviter certaines formules panthéistes sur les rapports du fini et de l’infini, on comprend que Hegel l’ait nommé avec honneur, l’ait signalé comme un de ceux qui ont pénétré le plus avant dans les profondeurs de l’Etre divin et ait voulu retrouver chez lui la doctrine de l’identité de l’esprit de l’homme avec l’esprit infini ; mais nous avons vu que le fond de la pensée eckartienne n’est point panthéiste. Enfin, rien n’autorise à supposer que maître Eckart ait connu la moindre hésitation dans son attachement à l’Eglise, qu’il ait imaginé que la plus légère contradiction fût possible entre sa pensée et la foi orthodoxe. « Il était d’abord chrétien, décidé à rester en communion de sentiments parfaite avec l’Eglise catholique. Il était convaincu d’ailleurs que, comme penseur, il n’avait fait qu’exprimer en langage philosophique le contenu exact de sa foi religieuse, de la foi chrétienne. Entre ses convictions de savant et sa foi de chrétien, il n’hésitait pas : il entendait, d’abord et avant tout, rester chrétien… Désolu a priori à écarter toute divergence entre la religion et sa philosophie, il pouvait en toute sincérité rétracter par avance toute erreur qu’on aurait pu trouver dans ses écrits et dans ses paroles, concernant la foi et les mœurs. Par cette disposition fondamentale de son esprit, Eckart est bien un homme du moyen âge. » II. Lichtenberger, dans Bévue des cours el conférences, 19 mai 1910, p. Î45. 2. Ce qu’a été l’influence d’Eckart. — Eckart fut le