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ECKART

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Jean XXII de ne pas vouloir terminer le procès entamé contre Eckart par l’archevêque de Cologne et de soutenir Nicolas de Strasbourg, fauteur d’Eckart et de ses hérésies ; tout porte à croire que les vingt-huit propositions appartinrent vraiment à maître Eckart, sauf peut-être quelques détails. Sans doute, la correspondance littérale de quelques-uns de ces articles avec le texte d’Eckart donne parfois l’impression qu’on s’est borné à recueillir des passages suspects ou erronés, sans trop se préoccuper du corps de doctrine auquel ils se rattachent. Le système d’Eckart étant orthodoxe, certaines de ses applications auraient dépassé la mesure, et ce sont celles-là que la bulle relève, sans incriminer le fond du système. Il demeure acquis, en particulier, que maître Eckart distingue, dans la créature, l’essence et l’existence, accorde que la créature a son essence propre ou quiddité, mais prétend que Dieu est son existence, esse est Deus. « L’identité d’existence qui enveloppe Dieu et la créature, et dans laquelle Eckart voit une preuve de l’ubiquité divine et de l’éternité de la création (quod enim est in quantum hujusmodi non fit nec fieri potest), semble compromettre la distinction du fini et de l’infini : Eckart côtoie le panthéisme. » M. de Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, p. 482. Sur un autre point capital, maître Eckart, « peut-être trop hardi dans ses conceptions et trop subtil dans ses formules, ne sut pas se garder de toute erreur. Outrant l’union finale de l’àme avec Dieu — ce terme suprême de toute mystique — il aboutissait, dans quelques-unes de ses déductions, à un véritable panthéisme. Absorbée en Dieu, devenue comme Dieu par une indicible pénétration, l’âme opère tout avec Dieu et comme Dieu. » Mortier, Histoire des maîtres généraux de l’ordre des frères prêcheurs, Paris, 1907, t. iii, p. 65-06. De là au quiétisme la distance n’est paslongue, et çà et là Eckart paraît l’avoir franchie ou avoir été sur le point de la franchir.

c) Dans son fond, cependant, le mysticisme d’Eckart n’est point panthéiste. — Ch. Schmidt, Etudes sur le mysticisme allemand au XIV siècle, p. 245, cf. p. 93, observe que maître Eckart s’élève contre les conséquences panthéistes qu’on pourrait déduire de ses prémisses, et a voulu éviter la confusion de la créature avec le créateur ; mais en cela Eckart serait en contradiction avec lui-même. A son tour, H. Delacroix, Essai sur lemysticisme spéculatif en Allemagne au xi Ve siècle, constate que maître Eckart proclame la transcendance divine, que « tantôt il assigne une limite à l’identilication de la créature et de Dieu, tantôt il recule jusqu’à la vie future la possession absolue de Dieu, » tantôt il l’attribue à la grâce ; mais ce seraient là des « essais d’accommodation au dogme, bientôt abandonnés et qui ne peuvent point nous retenir, tant ils se trouvent contredits par des textes bien plus nombreux et bien plus importants, s p. 204, note 4. Cf. p. 231, 283. Cette manière de voir ne résulterait-elle pas du point de vue philosophique adopté par M. Delacroix’? Hostile à la notion de l’immutabilité divine, il n’aperçoit en elle que négation et stagnation et ne met que dans le mouvement la réalité ; à ses yeux, 1’ « acte pur » qu’est Dieu d’après la scolastique « n’est rien du tout et s’évanouit dans la pure puissance, » p. 280. Voir t. iii, col. 2135-2139, la question de l’immutabilité divine dans l’acte créateur. Aussi M. Delacroix tient-il pour négligeables et presque pour inexistants les passages d’Eckart sur Dieu « acte pur » et sur les conséquences de cette doctrine. Or ces passages comptent certainement parmi les plus caractéristiques d’Eckart. Selon la juste remarque du P. Mandonnet, M. II. Delacroix est parti « d’un point de vue arbitraire et condamné par l’inspection la plus superficielle des textes, o en considérant comme un simple philosophe un prédicateur et un écrivain mystique du commencement du xive siècle

qui est encore et surtout un théologien. Bulletin cri. tique, 25 janvier 1901, p. 245. Libre à M. Delacroix de ne pas accepter l’explication scolastique de Dieu « acte pur » ; mais, puisque Eckart l’a admise et lui a attaché une telle importance, cf. Denille, Arcliiv fur Lilteratur und Kirchengeschichte des Mittelalters, t. ii p. 436459, il faut, pour interpréter correctement la pensée d’Eckart, envisager les choses sous le même angle que lui. Eckart n’est pas, au fond, un panthéiste, car il admet la transcendance divine, et il enseigne que « l’essence créée est distincte de Dieu (esse rerum extra in rerum natura) et qu’il lui correspond, comme telle, une idée propre dans l’Intelligence créatrice (omnis creatura habet esse unum in causis suis originalibus, scilicet in Verbo Dei). » M. de Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, p. 482. Du reste, Eckart n’innove pas, et il ne faut pas oublier, comme dit encore M. de Wulf, « que le dominicain allemand bâtit sur un fonds traditionnel, qu’il emprunte à la scolastique ses idées, sa terminologie, et jusqu’aux défauts de sa méthode, » p. 483. La scolastique, c’était inévitable, n’a pas supprimé toutes les difficultés du problème des rapports entre l’infini et le fini. Le panthéisme était le principal écueil, et plus d’une explication, plus d’une formule scolastiques ont pu se présenter avec des apparences panthéistes. Voir t. iv, col. 1175, 1231 ; cf. A. Gardeil, Revue thomiste, Paris, 1910, t. xviii, p. 367, 371. Mais ces textes, étudiés à la lumière de l’histoire, replacés dans leur contexte et dans l’ensemble des systèmes dont ils font partie, apparaissent irréprochables (voir, par exemple, t. iv, col. 1161-1 162, 1 192, le sens de la formule Deus est esse formate omnium faite d’un mot de Boèce et d’un mot du pseudo-Denys), et, pour que Ad. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. iii, p. 399, ait vu du panthéisme jusque dans saint Thomas, il a dû se contenter d’une lecture bien superficielle des œuvres du docteur angélique. En revanche, Ad. Harnack est dans le vrai quand il dit que maître Eckart suit saint Thomas. Là-dessus la démonstration de Denille est victorieuse. Ouant au néo-platonisme, Eckart s’en inspire dans la mesure d’abord — et sans accepter toutes les vues de F. Picavet, dans son Esquisse d’une liistoire générale et comparée des philosophies médiévales, Paris, 1905, on reconnaîtra que cette mesure fut considérable — où s’en inspirent tous les scolastiques, mais aussi dans la mesure où s’en rapprochent tous les mystiques ; dès lors que ceux-ci, dans leur théorie de la connaissance intellectuelle, « tendent à faire de Dieu l’objet immédiat de l’intelligence en le constituant le terme direct de l’acte de connaître et en affirmant que l’intelligence opère sous l’action illuminatrice immédiate de Dieu, » ils « se rattachent universellement aux théories platoniciennes, soit sous leur forme primitive, soit sous leurs formes dérivées. » P. Mandonnet, Bulletin critique, 25 janvier 1901, p. 44-45. La dépendance d’Eckart est claire. Comme la plupart des écrivains du moyen âge, il atteint le néo-platonisme à travers le pseudo-Denys l’Aréopagite ; cf. 11. Delacroix, Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au m v siècle,’p. 1 40, 239, 247-251 ; F. Picavet, op. cit., p. 68, 70, 116, 123-124, et, quoiqu’il ensoitde la manière dont Plotin a réussi à éviter le panthéisme, cf. F. Picavet, p. 119, il est aujourd’hui avéré que, filtré parle pseudo-Denys, le néo-platonisme n’est point panthéiste. Voir t. iii, col. 2074-2075 ; t. iv, col. 434, 1 1 18-1 1 19, 1 1251127, 1191-1192. Prêter une signification panthéiste aux formules que maître Eckart emprunte au pseudoDenys serait décevant. Enfin, une contre-épreuve est possible. Non seulement la plupart des expressions queCh. Schmidt et IL Delacroix ont taxées de panthéisme sont reproduites du pseudo-Aréopagite ou de saint Thomas, qui n’y ont pas mis du panthéisme, mais elles ont été reprises par lesTauler, les Suso, les Ruysbroeck,