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ECKART


méthode scolastique n’ont point été étrangères à son esprit, » mais il croit et il lâche de prouver que « les œuvres allemandes ou latines d’Eckart expriment, au fond, les mêmes idées essentielles, que l’unité de sa doctrine persiste, » et que cette unité réside dans le panthéisme, que maître Eckart « prétend expliquer tout l’Être par l’Être seul, assistera son développement, suivre le mouvement par lequel la divinité sort de soimême, se fait Dieu et s’achève dans l’univers, » p. 156, 157, 158, 286 ; cf. p. 147, note, 219, 236-237, 276-287. La « genèse divine… est le problème capital pour Eckart, » p. 278, note, c< le commencement et la fin de son système, » p. 273 ; cf. p. 173, 202, 283, 287. Eckart s’inspire du néo-platonisme, « sur tous les points essentiels, il est d’accord avec Plotin et Proclus, » p. 210, mais il corrige heureusement le néo-platonisme et ouvre « la voie qu’a suivie la philosophie allemande, » p. 259 ; cf. p. 15, 253. Il ne faut pas exagérer, comme l’ont fait des historiens, l’inlluence de la mystique du xiv siècle sur les origines du protestantisme, spécialement par l’intermédiaire du petit livre de la Théologie allemande, que Luther publia, pour une partie d’abord, en 1516, puis intégralement en 1518 (la meilleure édition est celle de F. Pfeiller, Stuttgart, 1851 ; 2e édit., 1855 ; cf.UeberwegHeinze, Grundriss der Geschichte der Philosophie, 9° édit., t. ii, p. 354, 369, et F. Cohrs, dans RealencyMopâdie, 3e édit., Leipzig, 1907, t. xix, p. 626-631). Toutefois, la mystique d’Eckart, en regardant l’âme comme « divine par nature…, n’a pas besoin d’une rédemption, d’une intervention nouvellede Dieu dans une création déchue… Tout cela, grâce, foi, prière, et les sacrements, et l’humanité du Christ, et l’autorité du prêtre, et les visions mêmes, où le monde d’en haut semble s’ouvrir et se révéler, tout cela est plutôt un obstacle à l’âme qu’un encouragement et un aide… A cette hauteur, toute action cesse. L’homme se sanctifie par ce qu’il est et non par ce qu’il fait… Tous les hommes sont un homme, et cet homme est Dieu… Le Christ est, pour Eckart, le symbole de cette unité morale de l’humanité, la plus haute puissancede l’homme… Que servent alors les sacrements et l’Église’?… La philosophie d’Eckart s’arrête à la liberté de conscience, à la personnalité, aux œuvres indépendantes du génie moral… La mystique eckartienne… exclut le dogme et le mystère… ; elle demeure, du reste, libre de toute servitude, de tout attachement trop étroit à la lettre des systèmes, » p. 207, 212, 214, 215, 273, 274, 275. Bref, ce serait déjà le protestantisme dans quelques-unes de ses idées essentielles, en route vers les théories extrêmes du protestantisme libéral. Quant à la scolastique, Eckart n’y adhère qu’en apparence ; là où ses formules s’accordent avec celles de saint Thomas, à voir les choses de près, on s’aperçoit que ses délinitions « sont tout extérieures, » p. 283, et, < ; s’il a… de nombreux points d’affinité avec le thomisme, l’idée même de sa doctrine l’en distingue radicalement, » p. 286.

2. Critique.

a) Remarques préliminaires. — Il va de soi que, dans l’état actuel du texte d’Eckart, étant donné le peu de sécurité qu’il présente au point de vue de l’authenticité et de la correction, tenant compte de l’impossibilité où nous sommes d’en lixer la chronologie, nous ne pouvons porter un jugement de tout repos sur l’œuvre doctrinale d’Eckart. Ajoutons qu’il ne faut pas voir trop facilement du panthéisme partout. Quoi qu’il en soit du sens du stoïcien Aratus, à qui saint Paul a emprunté Vin ipso enim vivimus et movemur et sumus, Act., xvii, 28, dont il a fait un usage parfaitement orthodoxe, voir t. iii, col. 2055, l’abus serait grand à interpréter comme entachées de panthéisme des formules, devenues classiques chez les théologiens et les mystiques les plus sûrs et les plus exigeants en matière d’orthodoxie, relatives à la présence et à la vie de Dieu en nous, à l’union entre Dieu

et l’homme, à la participation de la vie divine par la grâce, etc. Cf., par exemple, les belles pages de Ch. Sauvé sur l’homme intime, dans Elévations dogmatiques, t. v et vi. Ce péril, beaucoup ne l’ont pas évité parmi les critiques protestants ou « indépendants ». On a souvent constaté que les « bénédictins laïques » avaient de la peine à comprendre certains détails de la vie de l’Église et les textes qui les rapporlaient ; à plus forte raison il est difficile à ceux qui « ne sont pas de la maison » de saisir les délicatesses du dogme et de présenter, dans un jour exact et avec les nuances qu’elle comporte, l’histoire des doctrines religieuses. Denifle a plusieurs fois monlré l’incompétence des savants du dehors en matière de scolastique et de mysticisme. D’après P. Mandonnet, Bulletin critique, 25 janvier 1901, p. 46, « fréquemment M. Delacroix ne saisit pas le sens des propositions d’Eckart… Au fond, M. Delacroix qui est un esprit fort distingué, et sans doute très expert dans la philosophie moderne, ne connaît pas suffisamment les doctrines médiévales, et c’est là, croyons-nous, la cause de toutes ses méprises. » P. Mandonnet cite un exemple. « M. Delacroix se trouve-t-il en présence de cette formule : Dieu ne détruit pas la nature, mais il la parfait ? il traduit : « Elle [la fécondité de la vie divine] c ne détruit pas, elle crée le monde, » p. 216. Il y a ici deux erreurs. Le mot nature ne signifie pas le monde ou le cosmos, mais la constitution essentielle, intrinsèque, de chaque chose. De même encore, parfaire une chose, volbringen, puisque c’est le mot qu’Eckart ne cesse d’employer, ne veut pas dire créer, mais achever, parfaire, consommer. Dans un des endroits auxquels M. Delacroix nous renvoie, Eckart ajoute immédiatement : « La grâce aussi ne détruit pas la nature, mais « elle la complète, » ce qui est un lieu commun de la théologie. » Pareillement, pour M. Delacroix, « la thèse dernière du mysticisme, c’est, au fond, l’identité de l’intuition et de l’action… ; le Dieu de la mystique, audessus de l’acte et de sa puissance, de ce qui est et de ce qui n’est pas, prêt à tout être, se meut selon l’absolue liberté, » p. 15, 14. Que ces expressions conviennent au mysticisme panthéiste et idéaliste, c’est incontestable, mais il ne faudrait pourtant pas oublier, sous peine de tomber dans de graves confusions, que, « à côté du mysticisme panthéiste, a toujours existé, dans la religion catholique, un mysticisme individualiste, respectant, lui, la distinction substantielle de la créature et du créateur dans les formes supérieures du commerce divin. » M. de Wulf, Revue d’histoire et de littérature religieuses, t. vil, p. 539.

b)ll ij a du panthéisme dans le mysticisme d’Eckart. — Denille l’accorde, et peut-être pourrait-on aller aude la de ce qu’il admet. Autant qu’on peut en juger, dans l’état imparfait du texte que nous possédons, il semble que maître Eckart ait tenu un langage défectueux, surtout dans ses œuvres allemandes. Il n’échappa point au danger de raffiner plus qu’il n’est juste dans ces questions de spiritualité, où le moindre écart a des conséquences redoulables. Un petit poème d’une dominicaine de Strasbourg (voir à la bibliographie) célèbre les mérites de trois prédicateurs, dont l’un est précisément maître Eckart, le « sage maître Eckart, qui veut parler du Rien ; quiconque ne le comprend pas, qu’il s’en plaigne à Dieu, en lui n’a pas brillé la céleste lumière. » A entretenir du Rien des intelligences aisément subtiles on s’expose à subtiliser à l’excès, et maître Eckart n’y manqua pas. Mais ses œuvres latines, plus soignées, ne sont pas indemnes d’infiltrations panthéistes. Nous avons vu que des vingt-huit articles condamnés par Jean XXII, treize se retrouvent dans ce que nous connaissons des écrits latins. Le pape ne se décida à cette condamnation qu’après un mûr examen, si bien que, dans leur lutte contre Jean XXII, les franciscains réfractaires, et, parmi eux, Guillaume Occam, accusèrent