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DOUTE


instrument : nous voylà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estant pleins eulxmémes d’incertitude, il fault que ce soit la raison ; aulcune raison ne s’establira sans une aultre raison ; nous volà à reculons jusques à l’inliny, » p. 570. Il faut donc renoncer à pouvoir posséder quelque assurance et affirmer quoi que ce soit. Si, sur certains points, comme celui de l’immortalité de l’âme, il paraît y avoir des certitudes, celles-ci s’évanouissent vite quand on îes contrôle. « L’homme peut recognoistre, par ce tesmoignage, qu’il doibt à la fortune et au rencontre la vesrité qu’il descouvre Iny seul ; puisque, lors mesme qu’elle luy est tumbée en main, il n’a pas de quoy la saisir et la maintenir, et que sa raison n’a pas la force de s’en prévaloir. Toutes choses produictes par nostre propre discours et suftisance, autant vrayes que faulses, sont subjectes à incertitude et débat, » p. 520.

2. Voilà donc l’homme condamné à l’impuissance intellectuelle et emprisonné dans le doute. Devra-t-il y vivre et y mourir ? Montaigne s’empresse de nous rassurer. « la vile chose et abjecte, que l’homme, s’il ne s’esleve au-dessus de l’humanité. Voylà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde : car de faire in poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le liras, et d’esperrer enjamber plus que de l’estendu de nos jambes, cela est impossible et monstrueux ; ny que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité ; car il ne peult voir que de ses yeulx, ny saisir que de ses prinses. Il s’eslevera, si Dieu lui preste extraordinairement la main ; il s’eslevera, abandonnant et renonceant à ses propres moyens et se laissant hausser et soublever par les moyens purement célestes. C’est à notre foy chreslienne, non à sa vertu stoïque, de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose, » p. 573.

Cette foi chrétienne est d’autant plus possible qu’elle vient dans un esprit occupé, ou plutôt vidé par le doute, et qu’elle trouve ainsi place nette. Aussi Montaigne prise-t-il, à cause de cela, l’altitude pyrrhonnienne. « Cette cy présente l’homme nud et vuide ; recognoissant sa faiblesse naturelle ; propre à recevoir d’en haut quelque force estrangiere ; desgarni d’humaine science, et d’autant plus apte a loger en soy la divine ; anéantissant son jugement pour faire plus de place à la foy ; ny mescreant, ny establissant aulcun dogme contre les observances communes ; humble, obéissant, disciplinaire, studieux, ennemy juré d’hérésie, et s’exemptant, par conséquent, des vaines et irréligieuses opinions inlroduictes par les faulses sectes : c’est une charte blanche, préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il lui plaira d’y graver, » p. 471,

On voit la grande utilité du doute en face de la foi ; mais qu’on ne s’imagine pas de vouloir faire pénétrer le doute dans la région de la croyance. Ce serait une erreur ; il prépare à croire, mais il doit s’éloigner devant les hases solides sur lesquelles repose le dogme. Celui-ci, en effet, est fondé sur l’être divin. Si les choses créées sont un perpétuel devenir et partant insaisissables, si en face d’elles il n’est pas possible de dire autre chose que le « que sais-je ? » de Montaigne, audessus d’elles il y a un être éternel et immuable. « Mais qu’est-ce doneques qui est véritablement ? Ce qui est éternel ; c’est-à-dire qui n’a jamais eu de naissance, ny n’aura jamais fin ; à qui le temps n’apporte jamais aulcvine mulation, » p. 572. « Dieu seul Est, non point selon aulcune mesure du temps, mais selon une éternité immuable et immobile, » p. 573. Dieu étant, peut fonder une certitude. Il nous la donne par la foi. « C’est la foy seule qui embrasse vifvement et certainement les haults mystères de notre religion, » p. 404. « Les choses qui nous viennent du ciel ont seules droict et autorité de persuasion ; seules, la marque de vérité’, g

p. 531. Nous voilà en possession de la vérité, de la vérité sûre et du droit d’affirmer. Toutes les fois que nous affirmons, c’est ou présomption ou foi, car, en dehors de la foi, tout est présupposé et affirmé sans raison suffisante : « N’y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a révélés, » p. 507, et l’immortalité elle-même de l’âme n’a sa certitude que dans la révélation. « Confessons ingénueinent que Dieu seul nous l’a dict et la foy, » p. 521.

3. Les vérités surnaturelles, celles que la révélation nous manifeste sont transcendantes. La raison ne saurait les découvrir à elle seule. « A une chose si divine et si haultaine, et surpassant de si loing l’humaine intelligence, comme est cette Vérité de laquelle il a pieu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoing qu’il nous preste encores son secours, d’une faveur extraordinaire et privilégiée, pour la pouvoir concevoir et loger en nous ; et ne crois pas que les moyens purement humains en soient aulcunement capables ; et s’ils l’estoient, tant d’ames rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles ez siècles anciens, n’eussent pas failli, par leur discours, d’arriver à cette cognoissance, » p. 404.

Néanmoins l’esprit humain ne se déclarera pas tout à fait impuissant. A défaut de les découvrir, il pourra du moins, une fois révélées, apporter quelque lustre aux vérités surnaturelles. « Mais ce n’est pas à dire que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprinse d’accommoder encores au service de nostre foy les utils naturels et humains que Dieu nous a donnez ; il ne fault pas doubler que ce ne soit l’usage le plus honnorable que nous leur sçaurions donner, et qu’il n’est occupation ny desseing plus digne d’un homme chrestien, que de viser, par touts ses estudes et pensements, à embellir, estendre et amplifier la vérité de sa créance, » p. 404.

On peut rapprocher de Montaigne le sceptiqueCharron qui, lui aussi, doute de tout : « Le vulgaire est une bête sauvage, écrit-il ; tout ce qu’il peut n’est que vanité, tout ce qu’il dit est faux et erroné ; ce qu’il réprouve est bon, ce qu’il approuve est mauvais, ce qu’il loue est infime, ce qu’il fait et entreprend n’est que folie. » Les sages ne méritent guère plus de crédit que le vulgaire : « La plupart des opinions communes et vulgaires, voire les plus plausibles et reçues avec révérence, sont fausses et erronées, et, qui pis est, la plupart incommodes à la société humaine. Et encore que quelques sages, qui sont en fort petit nombre, sentent mieux que le commun, et jugent de ces opinions comme il faut, si est-ce que quelquefois ils s’y laissent emporter. » La sagesse, cité par Strowski, Pascalel son temps, c. iii, S 4, Paris, 1907, p. 182, 183. Le doute de Charron se distingue cependant de celui de Montaigne en ce qu’il est plus catégorique ; le premier dit : Que sais-je ? Le second affirme : .le ne sais rien. Le premier est humain et s’allie à la bonté ; h ; second est orgueilleux et méprisant. Strowski, p. 180. Comme Montaigne. Charron fait émerger du milieu du doute, les vérités surnaturelles. De celles-ci il ne permet pas de douter et, en 1593, il écrit pour les bien établir Les troisvérilés, dont « la première est qu’il y a un Dieu qu’il faut reconnaître, adorer et servir, qui n’est autre chose que religion ; la seconde que de toutes religions, la chrétienté’est la meilleure ; la troisième que, de tant de créances et opinions qui se disent chrétiennes, la catholique romaine est la seule vraie. » Cité par Strowski, p. 173.

5° Avec Pascal, le doute revêt de nouveaux aspects théologiques. Il est la condition fatale de notre nature : « L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité : tout l’abuse. » Et la preuve en est que « ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre