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DOCÉTISME

d’Asie, se trouvaient aux prises avec des hérétiques fort remuants et dangereux, qui cherchaient à implanter leur doctrine au détriment de la foi. Il y a là sans nul doute de faux docteurs à tendances judaïsantes, puisque saint Ignace met ses lecteurs en garde contre « le vieux levain » et déclare que croire en Jésus-Christ et vivre comme des Juifs, c’est perdre tout droit à la grâce ; car ceux-là même qui ont été élevés dans le judaïsme — allusion aux apôtres et aux disciples — ont mis de côté le sabbat juif pour adopter la liberté, la spiritualité, le dimanche. Mais il en est aussi à tendances gnostiques ; et tout porte à croire que ce sont les mêmes, c’est-à-dire des judéo-gnostiques, et qu’il s’agit d’une seule et même erreur, comme dans saint Paul, le gnosticisme judaïsant ou le judaïsme gnostique. Car, bien que, dans ses lettres aux Tralliens et aux Smyrniotes, il vise surtout les gnostiques, et dans celles aux Magnésiens et aux Philadelphiens les judaïsants, il emploie toutefois, à propos des uns et des autres, les mêmes termes généraux ; de plus, dans les deux dernières, il ajoute quelques traits caractéristiques qui permettent de conclure sans invraisemblance à une seule et même erreur judéo-gnostique.

Quoi qu’il en soit de cette double tendance, il y a là un cachet de docétisme nettement accusé, et c’est particulièrement le docétisme auquel s’en prend saint Ignace. On substituait, en effet, au Christ un pur fantôme ; tous les détails de sa vie, sa naissance, son baptême, sa tentation, son jugement, sa passion, son crucifiement, sa résurrection passaient pour autant de choses irréelles et simplement apparentes. Le danger était grand et devait rappeler à l’évêque martyr celui que la gnose faisait courir à sa ville d’Antioche. Il relève en conséquence la plupart des circonstances de la vie de Jésus et chaque fois il les accompagne de l’adverbe ἀληθῶς, appliqué à la naissance, à la nourriture, à la chair et au sang, à la mort du Sauveur. Il insiste plus particulièrement sur ce fait qu’après sa résurrection, le Christ invita ses disciples à bien se convaincre, en le touchant, qu’il n’était pas un esprit sans os ni chair. Ad Smyr, ni, Funk, Oper. Patr. apost., Tubingue, 1881, p. 236. Ce passage fait allusion à celui-ci de saint Luc, qui était bien de circonstance, et qui reparaîtra dans les réfutations du docétisme : « Voyez mes mains et mes pieds ; c’est bien moi. Touchez-moi, et considérez qu’un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai. » Luc, xxiv, 39. « Fermez l’oreille, dit saint Ignace aux Tralliens, si l’on vous parle sans Jésus-Christ, qui, de la race de David, de Marie, est vraiment né, a mangé et bu, a vraiment souffert persécution sous Ponce Pilate, a vraiment été crucifié et est mort. » Ad Trall., ix, 1, p. 208. Il entend que les Magnésiens soient pleinement assurés « de la naissance, de la passion, et de la résurrection, survenues sous Ponce Pilate et vraiment accomplies par le Christ. » Ad Magn., xi, p. 200. « Jésus-Christ est vraiment né de la race de David selon la chair, … vraiment fait d’une Vierge, … vraiment crucifié pour nous dans sa chair. » Ad Smyr., i, p. 234.

A ces affirmations réitérées et si claires, saint Ignace ajoute un argument, qui sera repris dans la suite. « Si le Christ a souffert en apparence, dit-il, les hérétiques eux-mêmes ne sont qu’une apparence ; pourquoi donc suis-je chargé de chaînes et désiré-je lutter contre les bêtes ? » Ad Trall., x, p. 208. Le Christ « a vraiment souffert, et non en apparence, comme le prétendent ces infidèles, pure apparence eux-mêmes. » Ad Smyr., ii, p. 236. « Si tout n’a été fait par le Christ Jésus qu’en apparence, et moi aussi alors je ne suis enchaîné qu’en apparence. Pourquoi donc me suis-je livré à la mort, au feu, au glaive, aux bêtes ? » Ad Smyr., iv, 2, p. 238. Cf. Lightfoot, The apostolic Fathers, Londres, 1881, part. II, t. ii, p. 359-368. Les soldats qui entraînaient l’héroïque évêque, les fers dont il était chargé, la mort sanglante qu’il désirait et qu’il allait subir à Rome, étaient des réalités ; l’incarnation, la naissance humaine, la vie, la mort et la résurrection du Christ l’étaient également.

IV. Le docétisme chez les principaux gnostiques.

Il reste à voir comment les principaux chefs de la gnose ont compris le docétisme. Nous sortons ici des généralités pour faire état des détails précis, dont nous devons la connaissance aux Pères de l’Eglise ou aux écrivains catholiques qui ont combattu l’erreur docète.

Simon le Magicien.

Le premier en date est le samaritain Simon de Gitton. D’après lui, la rédemption consistait à délivrer l’élément spirituel, l’éon divin, ἐπίνοια, de l’esclavage dans lequel le retenaient les anges créateurs, et à soustraire les hommes à ce même esclavage. Dans ce but est venu le Sauveur, qui n’est autre que Simon lui-même. S. Irénée, Cont. hær., i, xxiii, 3, P. G., t. vii, col. 672. Or, Simon s’est manifesté comme Père aux samaritains, comme Fils aux juifs et comme Saint-Esprit aux gentils. Pour accomplir l’œuvre rédemptrice, il est donc descendu, selon que l’avaient prédit les prophètes, et était apparu aux hommes comme l’un d’entre eux, bien qu’en réalité il ne fût pas un homme, il avait paru souffrir en Judée, bien qu’il n’eût pas souffert. Philosophoumena, VI, i, 19, p. 264-265. Ce n’est là qu’une partie minime du système de Simon, dont le cadre embrassait toutes les questions sur Dieu, l’origine du monde, le salut, etc., dans un amalgame disparate d’idées empruntées à la philosophie et de citations scripturaires, où l’allégorisme et la fantaisie jouaient le principal rôle. Mais, d’une part, c’en était assez pour offrir aux amateurs de libre spéculation une voie largement ouverte ; et d’autre part, les conclusions pratiques qui s’en dégageaient suffisaient pour séduire les esprits dévoyés et les natures basses, car le système aboutissait à la libération des instincts, à la légitimation de tout rapport sexuel, et garantissait par surcroît le salut à quiconque ajoutait foi en Simon et en sa compagne, Hélène, une femme de mauvaise vie. Quelles que soient l’extravagance et la grossièreté d’un tel système, il n’en a pas moins fourni un cadre et une méthode pour les gnostiques suivants ; le docétisme qui en faisait partie n’a pas été laissé de côté, mais chacun l’a entendu à sa manière.

Saturnin.

Saturnin était d’Antioche, il fut le disciple de Ménandre, qui avait eu Simon pour maître. Sans se prétendre l’envoyé de Dieu et Dieu lui-même, à l’exemple du magicien de Samarie, Saturnin enseigne que le Sauveur n’était pas né comme le rapportent les Évangiles, qu’il était sans corps, sans forme et sans ligure, qu’il n’avait de l’homme que l’apparence. S. Irénée, Cont. hær., i, xxiv, 1, 2, P. G., t. vii, col. 674 ; Philosoph., VII, iii, 28, p. 368.

Basilide.

Un autre disciple de Ménandre, Basilide, trouva le moyen, tout en admettant l’incarnation, de réduire la rédemption à un tour de passe-passe. C’est ainsi du moins que saint Irénée nous présente son système. Le Fils s’est montré comme un homme ; il est descendu sur la terre et y a opéré des miracles, mais il n’a nullement souffert ; car il était le νοῦς du Père sans naissance, une puissance incorporelle, capable de se transformer au gré de ses désirs. Aussi, au moment de la passion, se substitua-t-il Simon de Cyrène, dont il emprunta les traits et auquel il prêta les siens. Ce fut donc ce Simon qui porta la croix et qui fut crucifié par les Juifs, qui croyaient crucifier Jésus. Jésus, au contraire, sous la figure de Simon, assista au crucifiement, debout devant la croix et se moquant des bourreaux ; insaisissable et invisible à tous les yeux, il échappa au supplice et remonta vers celui qui l’avait envoyé. Cont. hær., i, xxiv, 4, P. G., t. vii, col. 676.