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BUFFIER

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C’est bien de lui-même, et de lui seul, que Buffier tient l’idée maîtresse de son système philosophique. En face du scepticisme envahissant de l’époque et de l’idéalisme menaçant de Spinoza, les anciennes armes, les habituels raisonnements, puisque les lois premières et l’autonomie de la raison individuelle étaient méconnues, devenaient sans emploi. Le P. Buffier fut le premier qui protesta au nom du sens commun et il entreprit la lutte sur ce terrain, qui lui semblait ferme. Car il s’agissait de trouver un principe premier, donc simple et à portée de tous, de connaissance réllexe et de certitude, un roc sur lequel viendraient se rallier d’euxmêmes les esprits. Il parut à Buffier qu’il y a un certain nombre de vérités premières, évidentes par leur propre lumière, et il crut découvrir dans le sens commun la clarté la moins suspecte de l’intelligence. Il appelle sens commun « la disposition que la nature a mise dans tous les hommes ou manifestement dans la plupart d’entre eux, pour leur faire porter, quand ils ont atteint l’usage de la raison, un jugement commun et uniforme sur des objets différents du sentiment intime de leur propre perception ; jugement qui n’est point la conséquence d’aucun principe antérieur » . Ibid., p. 15. Comme exemple de jugements qui se vérifient surtout par la règle et par la force du sens commun, il donne une liste, d’ailleurs incomplète, de vérités premières, universelles et nécessaires, que l’on peut comparer, pour les analogies, avec celle que Reid en a donnée sous le titre de : Premiers principes de vérités contingentes, dans les Œuvres de Beid, trad. parJouffroy, Paris, 18181836, t. v, p. 93. Au nom de ces vérités premières du sens commun, l’auteur institue la critique des systèmes et décide des grandes questions de métaphysique, de psychologie, de théodicée, de droit et de morale, voire même de physique et de médecine.

Le simple exposé du système, envisagé dans ses lignes essentielles, montre suffisamment qu’il s’agit moins d’une philosophie que d’une manière de philosopher nouvelle, d’une méthode de logique obvie et populaire, dont l’ambition n’est point de soulever des problèmes inconnus, ni de modifier l’antique aspect des choses, mais de résoudre à l’usage de tous, ou plutôt de rendre chacun capable de résoudre par lui-même les éternelles questions, en se servant des seules clartés de son esprit. Dans le fond, Buffier n’est nullement novateur ; il se flatte seulement d’apporter une certitude nouvelle à des principes indéniables en les faisant apparaître comme tels au grand jour de la raison commune. On n’a aucun indice qu’il ait voulu autre chose et le résumé qu’il a publié de son grand ouvrage s’intitule sans détour : Éléments de métaphisique (sic) à la portée de tout le’monde, Paris, 17 : 25. Au reste, il serait injuste de prendre ce procédé, comme l’a fait Francisque Bouillier, pour un procédé d’élimination de la haute métaphysique. Œuvres, introd., p. xxv. Les recherches ultérieures et supérieures sont impliquées, et non exclues, pour tous les domaines, pour la métaphysique comme pour la physique ou la jurisprudence, puisqu’il n’est question que de l’existence des principes et des principes premiers : le rôle du sens commun est ainsi limité au plus étroit et les droits du génie ne sont point méconnus.

De cette méthode et de quelques données particulières s’est inspirée toute l’école écossaise à partir de Thomas Reid et de James Bealtie. Reid qui a intitulé son principal ouvrage : Reclterches sur l’esprit humain, d’après les principes du sens commun, a souvent reproduit les idées et même l’argumentation de Buffier, par exemple sur l’infaillibilité du témoignage des sens, et il a porté sur le Traité des vérités premières ce jugement : « J’ai trouvé plus de choses originales dans ce traité que dans la plupart des livres métaphysiques que j’ai lus. Les observations de Buffier me paraissent en général d’une parfaite justesse, et, quant au petit nombre de celles que

je ne saurais tout à fait approuver, elles sont au moins fort ingénieuses. » Œuvres de Reid, trad. par JouU’roy, Paris, 1818-1836, t. v, p. 178. Les emprunts de Beattie et d’Osvvald sont également si manifestes que le Traité des premières vérités édité en anglais à Londres en 1780 dénonce en sous-titre « le plagiat et l’ingratitude des docteurs Reid, Beattie et Oswald » .

On a confondu bien des fois avec le système de Buffier celui de Lamennais, qui n’en dérive aucunement. Le lamennaisianisme conclut, pour l’individu, à l’incapacité radicale d’atteindre à aucune espèce de certitude, et il fait reposer dans la raison collective du genre humain la source naturelle de toute vérité. Buffier défend au contraire de toute sa force la valeur représentative des sens et la dignité de la raison : pour lui, les vérités premières sont immédiatement découvertes par un acte de la raison personnelle, si bien que cet acte revêt un caractère de nécessité. Ce qui est commun à tous les hommes, ou du moins à la plupart d’entre eux, c’est la tendance native de la raison à formuler, comme d’instinct, ces mêmes jugements. Aussi dans l’édition, aujourd’hui très rare, du Traité des vérités premières, destinée « à servir d’appendice » au t. n de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, et portant ce titre : La doctrine du sens commun, ou Traité des premières vérités et de la source de nos jugements, par le P. B. D. L. C. D. J. Ouvrage qui contient le développement primitif du principe de l’autorité générale adopté par M. de La Mennais, comme l’unique fondement de la certitude, Avignon, 1822, l’éditeur lamennaisien a-t-il eu soin de supprimer le passage où le P. Buffier déclare que le sens commun est une règle de certitude, non pour toute espèce de vérité, mais uniquement dans les choses dont la connaissance est parfaitement à la portée des hommes qui en rendent témoignage. Cf. Sommervogel, Bibliothèque de la C ie de Jésus, t. ii, col. 355. C’était dénoncer au mieux la disparité des systèmes.

Traités de morale ou d’esthétique.

Le P. Buffier

s’est essayé en outre à résoudre diverses questions morales, sociales ou esthétiques dans des traités fort en vogue à son époque : Traité de la société civile, et du moyen de se rendre heureux, en contribuant au bonheur des personnes avec qui l’on vit, Paris, 1726 ; cf. Journal des savants, 1726, p. 491-497 ; Mémoires de Trévoux, 1726, p. 1038-1070 ; Mercure, février 1726, p. 334-340 ; Traitez philosophiques et pratiques d’éloquence et de poésie, Paris, 1728 ; cf. Journal des savants, 1728, p. 500509, 565-568 ; Mémoires de Trévoux, 1728, p. 1717-1730 ; 1729, p. 2043-2052 ; Cours de sciences sur des principes nouveaux et simples, pour former le langage, l’esprit et le cœur, dans l’usage ot^dinaire de la vie, Paris, 1722. Ce volume contient une partie des ouvrages du P. Buflier cités précédemment, avec des Eclaircissements, des Discours sur l’étude et la méthode des sciences, des Dissertations… sur la nature, l’art, les règles et les beautés de la musique, le change, l’équité. Cf. Mémoires de Trévoux, 1730, p. 818-834 ; 1732, p. 1291-1309, 1C821706 ; Journal des savants, 1732, p. 295-304 ; Journal de Verdun, novembre 1737, p. 350-357 ; Suppl. ad nova actæruditor., t. il, p. 60-65. Des pages entières du Couru des sciences ont été insérées dans {’Encyclopédie, sans que l’auteur y soit jamais nommé. Cf. Tabaraud, dans la Biographie universelle, art. Buffier.

Comme pédagogue, Buffier mériterait d’être tiré de l’oubli. Dans le Cours des sciences, il est sur bien des points le précurseur de Condillac ; il recommande spécialement l’étude de l’histoire et de la géographie, sciences auxquelles il applique les règles de sa mnémotechnie, telles qu’on les trouve exposées dans la Pratique de la mémoire artificielle…, Paris, 1701. Il publia aussi un Mémoire sur la réforme d’une nouvelle orthographe, dans les Mémoires de Trévoux, 1707, p. 12591266 ; 1719, p. 1325-1330.