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BERNARD (SAINT)

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est très développée, en raison même des objections qu’elle avait rencontrées.

Dans son traité De diligendo Deo, il marque les effets de la rédemption en une phrase qui devait plus tard inspirer très heureusement saint Thomas d’Aquin : « Dieu, dit-il, nous offre ses mérites ; il se réserve pour notre récompense ; il se donne en nourriture aux âmes saintes ; il s’est livré pour le rachat des âmes captives, o Se dédit in meritum, se servat in præwiium> se appotûl in refectione animarum sanctarum, se in redeniptione distrahil captivarum. De diligendo Dco, c. vii, n. -28. P. L., t. clxxxii, col. 987. Ahélard lui fournit l’occasion d’insister longuement sur cette dernière pensée. Quelques Pères grecs, Origène et saint Grégoire de Nysse, avaient enseigné que l’homme, assujetti au démon depuis la chute, fut délivré de cet esclavage par la mort du Christ. Selon saint Athanase le Christ, se substituant à l’homme coupable, avait subi la peine due au péché d’Adam. Les principaux Pères de l’Église latine, saint Ambroise, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, adoptent ces deux explications à la fois. Abélard les rejette : « Je crois, dit-il, que le démon n’a jamais eu sur l’homme d’autre pouvoir que celui d’un geôlier, et je crois aussi que le Fils de Dieu ne s’est pas incarné pour nous délivrer. » Capilul. hæres., 4, loc. cit., col. 1050.

On connaît l’éloquente apostrophe par laquelle l’abbé de Clairvaux lui répond : « Qu’y a-t-il de plus intolérable dans ces paroles, le blasphème ou l’arrogance ? Tous, dit-il, pensent ainsi ; mais moi, non. Et qui donc es-tu, toi ? Qu’apportes-tu de meilleur ? » et il essaie de l’écraser à coups de textes scripturaires ; il cherche des arguments jusque dans l’Ancien Testament ; mais il allègue surtout le Nouveau ; il cite successivement II Tim., xxv, 26 ; Joa., xiv, 30 ; Luc, xi, 21 ; Matth., xii, 29 ; Luc, xxii, 53 ; Col., i, 13 ; Joa., xix, il. Et non content de constater le fait, il veut établir que cet assujettissement de l’homme au démon est chose juste. De cette façon Abélard « comprendra que si le Fils de Dieu s’est incarné ; c’est pour délivrer l’homme. Au reste quand je dis que le pouvoir du démon sur nous est juste, je ne dis pas que sa volonté le soit. Le démon usurpe ce pouvoir, l’homme s’y assujettit lui-même ; tous deux sont criminels. Dieu seul est juste en soumettant l’un au pouvoir de l’autre… Ainsi cette sorte de pouvoir que le démon s’est acquis sans justice, qu’il a même usurpé par sa malice, ne laisse pas de lui avoir été attribué avec justice ; mais s’il était juste que l’homme fût esclave, la justice ne se trouvait ni de son côté ni du côté du démon, elle était toute du côté de Dieu » . De erroribus Abœlardi, epist. ad Innocentiuni, D. L., t. clxxxii, col. 1061-l005.

Mais qui dépossédera le démon du droit qui lui est accordé sur l’homme ? Ce sera l’Homme-Dieu en offrant à son Père une réparation condigne ; ce sera, si l’on veut, le démon lui-même par l’abus qu’il fera de son pouvoir sur l’homme. « Le prince de ce monde s’est présenté, et quoiqu’il ne trouvât rien dans le Sauveur, il n’en a pas moins porté les mains sur cet innocent ; il a perdu, du même coup, ceux qu’il retenait très justement. Comme celui qui n’était pas soumis à la mort y fut injustement condamné, il a justement délivré de l’empire de la mort, ainsi que de la servitude du démon, celui qui y était sujet. Il n’est pas juste, en effet, que l’homme paie deux lois sa dette. C’est l’homme qui devait, c’est l’homme qui a paé. Car, dit l’Apôtre : « Si un seul est mort pour tous, il s’ensuit que tous sont morts. » II Cor., v, 14. Un seul s’est chargé des péchés de tous ; la satisfaction de celui-ci doit donc être imputée à tous. Des lors on ne peut trouver de différence entre celui qui a forfait et celui qui a satisfait, car le Christ à lui seul est le corps et les membres. Le chef a donc satisfait pour les membres, le Chris) a souffert pour ses propres entrailles, lorsque, selon l’évangile de Paul, qui dément celui de Pierre (Abélard), Jésus-Christ est mort pour nous, quand il a expié nos péchés, détruit la cédule de notre condamnation en l’attachant à sa croix et qu’il a dépouillé les principautés et les puissances. Col., il, 13-1 i. » De erroribus Abxlardi, c. vi, n. 15, loc. cit., col. 1065.

Bernard montre, avec toute l’ardeur et toutes les ressources de son éloquence, la merveilleuse économie du plan divin qui substitue à Adam, chef de l’humanité coupable, Jésus-Christ, chef de l’humanité rachetée. De la sorte, on conçoit que la justice de Jésus-Christ nous soit imputée, de la même manière que l’injustice d’Adam nous l’avait été. « Si Satan court après moi, dit l’abbé de Clairvaux, comme Laban courut après Jacob, et s’il se plaint que je me sauve sans l’avoir prévenu, qu’il sache que je dois m’échapper de chez lui comme je m’étais échappé de chez mon premier maître… Si Assur me tyrannise injustement, pourquoi lui rendrais-je compte de mon évasion ? S’il me dit : C’est votre Père qui vous a. assujetti à moi, je lui répondrai : Mais mon frère m’a racheté. Puisque mon péché vient d’ailleurs, pourquoi la justice ne me viendrait-elle pas d’ailleurs également ? Je suis devenu pécheur par le fait d’un autre ; je suis justifié également par le l’ait d’autrui… Mais, dira-t-on, la justice est toute personnelle, elle n’a rien de commun avec vous. Soit ! mais alors que la faule aussi sait personnelle, elle ne me regarde pas davantage. Il ne convient pas que le fils porte l’iniquité de son père et ne partage pas la justice de son frère. Si tous sont morts en Adam, tous sont vivifiés dans le Christ. Vous m’objectez ma génération (ma naissance), je vous oppose ma régénération (ma renaissance). Si ma naissance terrestre me perd, ma génération céleste me conserve à plus juste titre… Jésus-Christ nous a été donné par Dieu son Père pour être notre justice. Eh quoi ! une justice que Dieu me donne ne serait pas à moi ! Si une faute qui m’a été transmise est à moi, pourquoi une justice qui m’est accordée ne serait-elle pas également mienne ? » De erroribus Abxlcudi, c. VI, 6, loc. cit., col. 1066.

Abélard ne comprenait rien à ce mystère de la communication de la justice, qui rend moins troublant et moins inexplicable le mystère de la transmission du péché originel. A ses yeux « notre rédemption consisle uniquement dans ce grand amour que nous inspire la passion de Jésus-Christ » , redemptio itaque nostra est illa snninia in nobis per passioneni Cltrisli dilectio. Comment, in epist. ad Rom., 1. IL Cf. Capitula lucres., loc. cit., col. 1050. Bernard ne conteste pas que cet amour que nous inspirent les souffrances du Christ ne soit un des fruits de la rédemption. A maintes reprises, il s’est étendu lui-même sur ce sujet, cl. Jn Cauliea, serm. xi, n. 7 ; De diligendo Dco, c. v, n. 5, et il y revient dans son traité De erroribus Abxlardi, c. viii, col. 1068 sq. Mais il s’attache à montrer que si la rédemption n’a pas d’autre eflet, elle n’efface pas le péché. Que devient le péché originel dans la théorie d’Abélard ? Supposons vraie sa doctrine. A quoi sert la rédemption aux enfants qui n’ont pas l’âge de comprendre et d’aimer le Christ souffrant ? Une telle théorie ne mène-t-elle pas droit au pélagianisme ? De erroribus Abmlai’di, c. ix, col. I071. » Ainsi, s’écrie saint Bernard, le Sauveur s’est borné à enseigner la justice, sans la donner ; à nous montrer un exemple de charité, sans la répandre dans nos cœurs ! Est-ce donc à cela que s’est borné ce grand mystère d’amour qui s’est montré dans l’incarnation ? » Deerroribus Abmlardi, c. vii, n. 17, col. 1067. « Pour moi, je considère trois choses dans l’œuvre de notre salut : l’état d’humilité jusques auquel Dieu s’est anéanti] la mesure de sa charité, qu’il a étendue jusqu’à la mort et à la morl de la croix ; et le mystère île la rédemption par