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CASSIEN


d’exagérer la puissance de la volonté humaine. Comme les auteurs mystiques et ascétiques des monastères de l’Egypte, les Macaire le Grand, les Nil, les Isidore de Péluse, Cassien ne se défendra pas de relever le libre arbitre et d’en reconnaître, au moins quelquefois, l’initiative dans l’affaire du salut. Saint Chrysostome, en face des gnostiques et des manichéens, avant que saint Augustin, le docteur de la grâce, n’eût approfondi cette difficile matière, s’était plu, avec tous les Pères grecs, à mettre en relief le rôle de la liberté. Or. tandis que Cassien s’imprègne passionnément des pensées de saint Chrysostome, à tel point que ses apologistes, sans tenir assez compte des différences de vues et de dates, font du maître le garant de l’orthodoxie de l’élève, pas un instant il ne se sent attirer et fasciner par le génie de saint Augustin. Lorsqu’il en appellera, dans sa polémique contre Nestorius, aux docteurs les plus éminents de l’Église, il ne citera saint Augustin qu’en dernière ligne et sans nul autre titre d’honneur que celui d’Ilipponse Regiensis oppidi sacerdos, Contra Nestorium, t. VII, c. xxvii, P. L., t. l, col. 260 ; on dirait qu’il le cite un peu malgré lui, et seulement à cause du prestige du nom d’Augustin en Occident. La puissance irrésistible de la grâce et la prédestination absolue que saint Augustin énonça dans son écrit De curreptione et gratïa, P. L., t. xliv, col. 915-946, choquèrent et alarmèrent Cassien. Dans la théorie augustinienne, le prêtre de Marseille crut voir un démenti à l’ancienne doctrine des Pères, en même temps qu’un acheminement au fatalisme et un danger pour toute vertu. Soucieux de ne pas resserrer l’action de la grâce et de ne pas empiéter sur la liberté, de ne pas sacrifier en un mot l’un ou l’autre des deux termes du problème, il voulut trouver un juste milieu entre les deux opinions contraires, entre Pelage et saint Augustin. En somme, faute de logique et de synthèse, il échoua.

Cassien, d’abord, écarte le naturalisme de Pelage. Il ne nie point le péché originel, sauf toutefois, à l’exemple de saint Chrysostome, In Rom, , v, 19, homil. x, 2, 3, P. G., t. lx, col. 476-478, à le tenir pour une simple peine, non pour un péché ni même une dette héréditaire. Outre le secours extérieur d’en haut, outre les dons divins de l’intelligence et de la libre volonté, de l’Évangile et de la loi positive, du baptême au sens particulier de Pelage, etc., il admet une action immédiate, sinon peut-être surnaturelle, de Dieu, pour nous réconforter et opérer en nous le changement de nos mœurs, Inst., xii, 18 ; Coll., m, 17 ; il admet une grâce intérieure, qui s’empare de l’homme, pénètre sa volonté comme son entendement, l’éclairé et le soutient. Avec l’existence de cette grâce, Cassien en reconnaît aussi la nécessité ; car, visiblement, notre volonté ne suffîtpasà l’œuvre du salut ; impossible, sans la coopération de la grâce, de résister aux révoltes des sens, d’obtenir le pardon de nos péchés, d’atteindre à la sainteté et à la béatitude. Coll., iii, 2, 12, 16 ; xiii, 6. La grâce, d’ailleurs, ne nous est pas accordée nécessairement en raison de nos mérites, ce qui serait enchaîner la puissance et la libéralité de Dieu.

Cassien cependant ne va pas jusqu’au bout de ses idées. Le parti pris de sauver la liberté humaine soi-dis. iiit menacée et l’esprit de réaction contre la théorie de saint Augustin l’aveuglent et l’égarent. Pour avoir méconnu b’véritable caractère des prérogatives d’Adam innocent et confondu entre eux ses deux états, l’un naturel, l’autre surnaturel, avec les deux buts correspondants >n activité, Cassien se persuade qu’après la chute le libre arbitre n’est pas incapable de toutbien dans l’ordre du salut, et que l’âme conserve toujours, quoique blessée, necs de vertu » , que Dieu, en la créant, y a xii’, 12. Le libre arbitre, au regard de la grâce, n’est donc pas une potentia obedienlix passiva, mais une potentia activa. Du point de vue surnaturel, on l’a dit avec justesse, pour saint Augustin l’homme en

ce monde est mort, pour Pelage il est sain, pour Cassien il est malade.

Par voie de conséquence, Cassien professe que la grâce, qui nous est indispensable pour arriver à la sainteté, ne nous est pas indispensable pour désirer la sainteté ; qu’elle nous accompagne et nous escorte dans toutes les phases de notre perfectionnement moral, mais qu’elle n’enflamme que l’étincelle préexistante, qu’elle ne féconde que le travail commencé. Ainsi, tandis que nos bonnes œuvres sont le fruit partiel de la grâce, nos aspirations, nos soupirs vers le bien n’émanent que de nous ; tandis que la grâce fortifie notre foi, elle n’a rien à voir avec Vinitium fidei, avec le plus credulitatis affectus, qui est exclusivement notre affaire. Coll., xiii, 7-9. Il se peut donc que les bons sentiments qui naissent dans notre nature, que nos pieux désirs soient pour Dieu un motif d’accorder librement sa grâce ; de sorte que souvent la grâce précède et qu’il advient aussi qu’elle suive un élan de notre cœur vers le bien. Coll., xiii, 11. De là deux corollaires inévitables, qui rejettent Cassien, malgré qu’il en ait, en plein pélagianisme et impliquent tous les deux de sa part une contradiction : l’un, que Cassien après tout endosse une thèse contre laquelle il s’était d’abord élevé et que Pelage avait désavouée luit même au concile de Diospolis, à savoir que la grâce esta récompense, le salaire des mérites de l’homme ; l’autre, que Cassien, non seulement l’ait à notre volonté la meilleure part dans l’œuvre du salut, mais encore pose à la base de cette œuvre essentiellement et totalement surnaturelle un acte purement naturel, celui de la volonté libre. En aucun cas, du reste, non pas même dans la vocation de saint Matthieu et de saint Paul, Cassien ne veut entendre parler de l’irrésistibilité de la grâce ; tenons pour indubitable que Dieu n’abolit jamais notre liberté. Cassien, enfin, se révolte contre l’idée augustinienne de la prédestination ante prævisa mérita ad gralïam et ad gloriam et de l’impeccabilité des élus.

  • On ne peut prétendre sans un énorme sacrilège, dit-il,

Coll., xiii, 7, que Dieu ait voulu sauver, non tous les hommes, mais une partie des hommes. » Dieu veut sincèrement le salut du genre humain tout entier ; ceux-là seuls ne sont pas sauvés, qui ne le veulent point. Mais, en (tendant à tous les hommes sans exception la volonté salvifique de Dieu, Cassien se donne le tort de nier l’amour, le regard spécial de Dieu pour les élus. De plus la prédestination, selon lui, ne peut s’appuyer que sur la prescience, non, comme le veut saint Augustin, sur la prévision de ce que Dieu lui-même fera, mais sur la prévision du concours conditionnel de l’homme à la grâce, c’est-à-dire, en définitive, sur la prévision de la foi naturelle de l’homme et des premiers mouvements de son cœur.

Entre les diverses thèses de ce système incohérent et imprécis, quelques-unes sont orthodoxes, d’autres sont équivoques, et la plupart, plus ou moins attentatoires à la nécessité comme à la gratuité de la grâce, tombent, sans que le nom de l’auteur soit prononcé, sous les anathèmes du IIe concile d’Orange (529). Hefele, Hist. des conc., trad. Leclercq, 1908, t. ii, p. 1093.

On doit une édition des œuvres complètes de Cassien au bénédictin Gazet (Alardus (iazæus), Douai, 1016 ; Paris, 1682 ; Francfort, 1722 ; Leipzig, 1733 ; Migne l’a reproduite, P. L., t. XLIX-L. L’édition la plus récente et la meilleure est celle de M. Pelschenig, t. XUI-XVII du Corpus de Vienne, 1886-1888. I- P. Hurler a aussi édité les Collationes, Opuscula selecta ss PL, 2’série, Inspruck, 1887, t. m. Sur le mauvais état du texte des Collationes, voir ReSerscheid et Petsctænig, Ueberdieu clkriti ehen Grundlaçien im s H. von Cassians Collationes, dans Sitz. l.cr. der Wiener Akademie, t. i m. p. 191-519. L’abrégé îles Instituta se trouve en grec, P. ( ;., t. xxviii, col. 849-906 ; nouvelle (’dit. par K. Wotke, Vienne, 1898 ; et en latin, P. /… i. i.. col. 867894 i di traduction allemande des trois écrits de Cassien a été

K. Kolhund, dans Bibllotek der Ki

2 vol., Kcmpten, 187’J. Il y a aussi des versions françaises des