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VOLTAIRE. VIE, FERNEY

« Cette situation brillante, Voltaire, avec un peu de complaisance et quelque usage des cours, l’eût aisément conservée. Mais plein de lui-même…, il commettra de fréquentes maladresses. » Après une incartade au jeu de la reine, octobre 1747, il ira se cacher à Sceaux chez la duchesse du Maine et aboutira à Lunéville, à la cour de Stanislas. C’est là que, le 10 septembre 1749, mourra Mme du Châtelet, après avoir mis au monde une fille de Saint-Lambert.

Le séjour à Berlin (1750-1753).

Cette mort rend à Voltaire sa liberté. D’autre part, rien en France ne le satisfait. Il aspire à jouer les premiers rôles et la cour, même en ses meilleurs jours, ne le traite pas autrement qu’un bel-esprit. Par dépit, malgré Mme Denis, sa nièce et sa maîtresse, malgré ses amis qui se défient, après avoir donné, le 12 janvier 1750, Oreste (v, 9) et, le 8 juin, Rome sauvée (v, 199), il répond à l’appel de Frédéric II. Il arrive à Potsdam le 10 juillet 1750.

Il en repartira le 26 mars 1753. De juillet à novembre 1750, ce sera de l’enchantement. Le roi lui a donné le titre de chambellan et des insignes, assuré des pensions, même un douaire de 4 000 livres pour Mme Denis, si elle le rejoint. Dès novembre, il déchante. Il a découvert un roi qui ne sacrifie à la philosophie qu’à ses heures, qui entend n’être pas traité en égal, qui l’enferme dans les fonctions de correcteur et qui au fond le méprise. Lui-même d’ailleurs se met dans ses torts. Se croyant sûr de Frédéric et son égal, il aura des imprudences d’attitude et de langage. Il spéculera, malgré le roi, avec le juif Hirsch, qui le vole : tout un scandale. Il aura avec Lessing, jeune, qui le sert un moment, une affaire que Lessing ne lui pardonnera pas ; il s’aliénera les huguenots réfugiés par ses propos irréligieux, l’équipe intellectuelle française qui entoure Frédéric par ses insolences : il s’en prend à Baculard d’Arnaud, à La Beaumelle, à Maupertuis, mais derrière ce président de l’Académie des sciences de Berlin il se heurte au roi. La Diatribe du docteur Akakia (xxiii, 560), qu’il publia, malgré une promesse signée, fin 1752, provoqua la rupture définitive. Masquant tant qu’il peut sa déconvenue et, à grand peine, sous le prétexte d’aller aux eaux de Plombières, le 26 mars 1753, il quitte Potsdam, avec Mme Denis.

Si l’on en croit H.-A. Korff, Voltaire in literarischen Deutschland des xviii. Jahrhunderts, 2 vol. in-8°, Heidelberg, 1918, la France sortit diminuée de l’aventure, tant le représentant le plus authentique de la culture française étala d’outrecuidance et de défauts. Pour lui-même, si « auprès de Frédéric II, quoi qu’en ait dit Brunetière, Études critiques, i, Paris, 1888, p. 237, il ne se perfectionna pas dans l’art de mentir sans scrupule, de prolonger et de soutenir le sarcasme », étant depuis longtemps maître en cet art, de son contact avec Frédéric II et ses commensaux, gens « décidés à tirer les voiles de tous les sanctuaires », Lanson, op. cit., p. 83, il sortit affranchi de toute contrainte, avec la claire vue du but : la lutte contre l’Infâme — le mot apparaît pour la première fois dans une lettre du roi en 1759, cf. Desnoiresterres, op. cit., t. vi, p. 251, mais il est antérieur ; Voltaire y fait allusion dans une lettre du 6 décembre 1757 à d’Alembert (xxxix, 318), entendant par là « la superstition », c’est-à-dire l’Église catholique. « Écraser l’inf., écrira-t-il au même le 23 juin 1760 ; il faut la réduire à l’état où elle est en Angleterre. » (xl, 437) — avec la résolution de mener jusqu’à la victoire ce combat, avec la pleine possession des moyens. « De Berlin, il emportait trois moyens d’une puissance redoutable, le conte, le dialogue, la facétie. C’est avec eux surtout qu’il travaillera pendant les vingt dernières années de sa vie à faire sauter les institutions et les croyances », Lanson, ibid.

Tout en ne s’aimant pas, Voltaire et Frédéric II ne pouvaient se passer l’un de l’autre. Dès 1757, ils reprendront leur correspondance.

A Berlin, il écrivit l’Orphelin de la Chine (v, 306), Micromégas, 1751 (xxi, 105), il publia le Siècle de Louis XIV, 1751 (xiv et xv), l’Essai sur les mœurs, qui courra, dès 1753, dans les deux volumes intitulés Abrégé de l’histoire universelle. Il entreprit enfin les Annales de l’Empire.

Sur le rôle diplomatique de Voltaire auprès de Frédéric II, pendant la guerre de Sept ans, cf. duc de Broglie, Voltaire avant et pendant la guerre de Sept ans, Paris, 1898, et P. Calmette, Choiseul et Voltaire, Paris, 1902.

II. FERNEY. LE ROI VOLTAIRE ET LA LUTTE CONTRE L’INFAME.

De Francfort à Ferney (1753-1758).

Arrêt à Colmar, d’octobre 1753 à novembre 1754, coupé par un séjour à Senones auprès de dom Calmet et par un autre à Plombières. Voltaire se fixerait à Colmar, en attendant mieux, mais les jésuites viennent d’y faire brûler sur la place publique les œuvres de Bayle et les Lettres juives de d’Argens. Cf. Lettres du 20 février 1754 à M. le comte d’Argenson, du 24 à d’Argental (xxxviii, 172 et 175). Où aller ? A Berlin ? Il y retournerait volontiers. En mars, il y a envoyé un Mémoire justificatif ; il a imploré l’intervention de la sœur préférée du roi, la margrave de Baireuth, cf. à Mme la margrave de Baireuth, 22 septembre 1753 (xxxviii, 127). De Berlin, rien n’est venu. A Paris ? Il le voudrait plus encore, mais Louis XV n’y veut pas de ce Français devenu « Prussien ». La publication à La Haye par le libraire Néaulme de son Abrégé de l’Histoire universelle, où il ne ménage ni les rois ni les prêtres, le compromet plus encore. Il insinue que cette publication et les passages incriminés sont de Frédéric ; c’est en vain. L’accueil que lui fait à Lyon le cardinal de Tencin le fixe : il ira en Suisse. Pour l’hiver, il loue une maison à Lausanne ; pour l’été, il achète les « Délices » aux portes de Genève, tournant la loi qui interdit à tout catholique « de respirer l’air du territoire ».

Entre Genève, qui tient à sa religion, et qui, estimant que la religion doit commander la vie, a, par les arrêtés des 18 mars 1732 et 5 décembre 1739, interdit toute représentation sur son territoire, et Voltaire qui entend avoir son théâtre et ne pas renoncer à la guerre religieuse, il y aura bientôt des difficultés. En mars 1755, il fera jouer Zaïre aux Délices et tout le Conseil de Genève assistera en pleurs à la représentation. Il monte ensuite l’Orphelin de la Chine, mais le Consistoire s’émeut et, le 31 juillet, le Grand conseil rappelle Voltaire au respect de la loi. Il transporte son théâtre à Lausanne, mais Berne, de qui relève Lausanne, proteste. Il tente d’arriver à ses fins par l’article Genève, au t. vii de l’Encyclopédie, qu’il a suggéré à d’Alembert et où, pour flatter les pasteurs, d’Alembert vante, les opposant au clergé romain, « leurs mœurs exemplaires et leur culte si simple » et finalement « leur rationalisme socinien », mais aussi où Genève était invitée à établir chez elle la comédie. Cf. ici t. i, col. 707. Résultats : une Déclaration du clergé de Genève, s’élevant contre l’éloge du socinianisme, 10 février 1758, qui « justifiait entièrement d’Alembert » au dire de Voltaire, et plus tard, les Lettres de la montagne de Rousseau. Cf. ici t. xiv, col. 107-108.

Dans l’intervalle, la Pucelle (ix, 30), 1755, a scandalisé Genève et Voltaire a irrité la Rome protestante au sujet de Calvin. Au chapitre 138 de l’Essai sur les mœurs (xi, xii, xiii), publié, là même, en 1755, Voltaire avait fustigé Calvin à propos de Servet.