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VITORIA (FRANÇOIS DE]

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débordées, au cas où éclaterait un conflit. Sa voix a pu n’avoir point d’effet immédiat sur la marche de la politique impériale, mais elle contribua à faire naître le pacifisme académique qui passa rapidement dans les conseils princiers, dans les chancelleries et surtout dans les traités doctrinaux comme ceux de Soto, Banez et Ledesma, Suarez et Grotius, pour former la quintessence du Droit international moderne.

Les reproches et les anathèmes de notre théologien s’adressaient moins à l’empereur qu’à ses conseillers. Entre Vitoria et Charles-Quint régna d’ordinaire une bonne harmonie. L’empereur lui fit visite, entre autres en juin 1534, en passant par Salamanque. A partir de 1539, il lui demanda diverses réponses sur des points qui se rapportaient à l’évangélisation de l’Amérique. Les relectiones de Indis, données par Vitoria en ces mêmes années, furent sans doute utilisées par certains pour fomenter la discorde entre le théologien et le monarque. Heureusement cette défaveur, à rencontre de ce que supposent certains historiens modernes, se dissipa promptement et l’empereur continua à recourir à Vitoria pour les diverses questions concernant le Nouveau-Monde. Pour répondre avec compétence en matière si délicate, il s’informa auprès des missionnaires, las Casas, Minaya, des conditions de vie et de gouvernement en usage en ces régions et du traitement auquel étaient soumis les naturels. Sa campagne pour la défense de ceux-ci, menée avec la plus grande intrépidité, vainquit toutes les résistances et aboutit à ces Nuevas leyes de Indias (1542), le code le plus chrétien qui ait jamais été promulgué en matière coloniale. Grâce à lui, à partir de cette date, cessèrent les guerres de conquête, auxquelles se substituèrent la persuasion et la prédication évangélique. Ainsi arriva-t-on à sauver les races indigènes dans une proportion bien supérieure à ce qui se passa chez les autres peuples colonisateurs.

Dans les dernières années de Vitoria, ceux que dérangeait la nouvelle législation essayèrent de réagir contre elle. En même temps surgit une discussion entre les chefs des compagnies coloniales et les missionnaires, ces derniers représentés par Barthélémy de las Casas, tandis que l’humaniste Ginès de Sepulveda appuyait les premiers. L’affaire ayant été soulevée par ordre de l’empereur aux réunions de Valladolid (1550-1551), Melchior Cano et Dominique de Soto défendirent la position humanitaire de Vitoria et les Nouvelles lois demeurèrent en vigueur, bien que peu à peu elles se soient vues compromises par ceux à qui leur application fermait l’entrée des Indes pour leur commerce.

Dernières années et mort de Vitoria.

La vie de

ce théologien se consuma rapidement — il n’avait pas plus de cinquante-quatre ans quand il mourut — à cause des efforts extraordinaires qu’il fit pour s’acquitter scrupuleusement des devoirs de sa charge professorale. L’année 1539-1540, chargée d’un double travail, la rédaction d’un commentaire des Sentences et l’explication de la Somme, devait être fatale à sa santé. Au début de l’année suivante, il présageait que celle-ci serait la dernière de son enseignement. Et bien que, dans les années suivantes, il ait pu réussir à réduire ses leçons, ayant été soulagé à plusieurs reprises par ses étudiants, bientôt une attaque de goutte l’empêcha de se mouvoir. Au début de 1545, l’empereur lui écrivit de se préparer au voyage de Trente, où le concile allait enfin se réunir. Vitoria répondit qu’il était « en passe de s’acheminer vers l’autre monde ». À la même date il écrivait au prince don Philippe « que, depuis six mois, il était comme crucifié en son lit ». En août de la même

année, dans une lettre au P. Michel d’Arcos, il disait qu’il gardait le lit « en bien mauvais point » ; dans une autre lettre au même, d’avril 1546, il confiait que depuis cinquante jours il gardait le lit en proie à de cruelles douleurs et sans pouvoir remuer un doigt. Finalement, le 12 août de cette année, il terminait sa carrière mortelle : « Homme remarquable, divin, incomparable, splendeur de l’ordre dominicain, gloire de la théologie, exemple des religieux observants », au dire de l’humaniste Matamoros. Ses restes furent déposés dans l’ancienne salle capitulaire de Saint-Étienne, encore qu’il ne soit pas possible d’identifier l’endroit précis.

Ceux qui l’ont connu ou qui s’en réfèrent à d’autres qui eurent des rapports avec lui, ont prodigué des éloges qui révèlent ses qualités remarquables et son talent privilégié. Vir erat ille natura ipsa moderatus, écrit Melchior Cano (De locis, t. XII, c. i). D’accord avec lui, l’historien Fernandez célèbre son « affabilité ». « Je ne connais personne, confesse à son tour Clenardo, parmi ceux qui ont consacré leur vie aux lettres latines, dont les écrits m’agréent autant. » ( Epist. ad christianos) « Si quelque jour, continue-t-il, Vitoria se décide à écrire, sa renommée s’étendra au monde entier. » « Je doute qu’il se rencontre un autre homme plus savant dans les matières théologiques », atteste Vasco. Et le manuscrit de son disciple François Trigo, dans lequel s’est conservé le commentaire de la Secunda-Secundæ s’ouvre par une rubrique ainsi conçue : « Ce sont ici les cours de mon très savant maître François de Vitoria, qui brille et resplendit entre ceux de sa profession, comme le soleil entre les autres astres. »

Les disciples.

Bien que n’ayant rien publié de

son vivant, Vitoria a exercé sur la restauration académique et doctrinale de son temps, par son enseignement oral, une profonde influence. C’est à la formation de bons disciples qu’il consacrait de préférence son attention. Il faut faire figurer parmi eux non seulement les théologiens de profession qui vinrent pour lors à Salamanque, mais aussi les juristes et les canonistes qui fréquentaient ses cours. Plus encore que de la quantité, encore qu’elle fût extraordinaire, il faut tenir compte de la qualité des disciples en question. Durant vingt ans défilèrent à cette école la majeure partie de ceux qui formaient l’intellectualité espagnole au milieu du xvie siècle, et qui passèrent de là en d’autres universités et aux postes de gouvernement. Dans la seule académie de Salamanque, on trouve à ce moment, en possession des diverses chaires des arts et de théologie, trente et un disciples de Vitoria.

Mais, de plus, le maître dominicain pouvait compter sur un groupe choisi d’amis, jeunes pour la plupart, qui fréquentaient sa cellule pour le consulter sur divers cas et recevoir ses directives. En ces entretiens plus encore que dans sa chaire, il pouvait converser sur la manière de mener à bien la restauration des sciences sacrées, par le renouvellement des méthodes, l’investigation directe et surtout l’adaptation de la doctrine morale au gouvernement de la vie pratique de l’individu et de la société. Melchior Cano devait achever de s’assimiler, en l’une de ces séances, l’idée de cataloguer les sources et les lieux de l’argumentation théologique ; Alphonse de la Vera-Cruz s’y pénétra de la doctrine humanitaire du professeur sur la colonisation ; André Vega, adonné de préférence, comme son guide et directeur, à l’étude des problèmes moraux, s’attacha tout spécialement à ceux que la révolte de Luther mettait à l’ordre du jour ; Thomas de Chaves, plus incliné au labeur modeste du ministère, après avoir formé de deux cours de Vitoria la Summa sacramentorum, obtint du maître qu’il la