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USURE. L’ÉPOQUE CLASSIQUE, LE MILIEU


épuise peu à peu le champ, dégrade la maison, tandis que l’argent prêté ne subit ni diminution ni vieillissement. » Ce remarquable fragment, composé, semblet-il, au ve siècle, plusieurs fois exploité par la suite, enfin ajouté au cours du xiie siècle à l’œuvre de Gratien, contient déjà l’essentiel de l’argumentation scolastique. F. Zehentbauer, Dcr Wucherbegrifl in des Pseudo-Chry.sostomus Opus imperfection in Matlhœum, dans Beitrâge zur Geschichle des christl. Altertums, Festgabe Ehrhard, Bonn, 1922, p. 491-501.

Deux autres palese, qui se trouvent dans la cause XIV, q. v, c. 4 et 5, sont tardives et sans nouveauté : elles obligent à restituer l’objet de la rapine au propriétaire ou aux pauvres.

3. Les Sentences de Pierre Lombard.

Ce n’est point aux biblistes mais aux canonistes que les Sentenciaires ont emprunté leur exposé de l’usure. Anselme de Laon a sous les yeux les collections chartraines, qui lui suggéreront la discussion sur la manœuvre des Israélites et sur la rapine, avec les solutions augustiniennes. Sententiæ Anselmi, éd. Bliemetzrieder, p. 98. On trouvera une égale précision juridique chez Etienne de Muret († 1124) qui, au c. xx de son Liber Sententiarum, P. L., t. cciv, col. 1111, définit l’usure, condamne l’industrie des gagistes, recherche les causes du délit. Et aussi dans la Summa Sententiarum de Hugues de Saint-Victor, tract. IV, c. iv, P. L., t. clxxvi, col. 122, où sont allégués deux fragments d’Augustin et de Jérôme.

Pierre Lombard avait sous les yeux cette Summa. Il place l’usure parmi les interdits du quatrième commandement : Non furtum faciès, qui vise le sacrilège et la rapine : or, l’usure est une des espèces de la rapine. Elle consiste, selon Jérôme et Augustin, en un surplus, quel que soit l’objet ajouté. Sentent., t. III, dist. XXXVII, c. iv. Deux fragments du commentaire de Jérôme sur Ézéchiel sont rapportés, le commentaire de saint Augustin sur le ps. liv est résumé en une ligne. C’est le début du dossier de Gratien, à qui d’ailleurs, les textes ne sont pas empruntés, non plus que l’explication littérale du fructueux mutuum des Israélites en Egypte.

Conclusion. — En somme, les grands ouvrages qui vont servir de base à l’enseignement classique contiennent des extraits, mal agencés, énonçant la prohibition générale d’un crime très généralement défini, avec des exceptions incertaines qui visent des personnes — l’étranger, l’ennemi — et non des techniques. Un principe est posé par la loi et les Pères, sur le fondement des Écritures et de la morale naturelle : la notion reste vague, la justification rationnelle est encore sommaire, la distinction des cas, à peine ébauchée.

Des transformations profondes vont rendre nécessaire l’édification d’une doctrine complète, cohérente et sanctionnée. D’autant plus nécessaire que les gémissements des prédicateurs, Pierre le Mangeur, saint Bernard, des épistoliers, des hagiographes, des chroniqueurs et même des poètes laissent entendre que le fléau de l’usure prend des proportions effroyables. Schaub, op. cit., p. 143-151.

2° Transformations du XIIe au XVe siècle. — Dans tous les domaines et principalement dans ceux de l’économie et de la pensée, le monde se renouvelle.

1. Révolution économique.

Les textes de l’Antiquité ou du haut Moyen Age avaient été conçus pour des sociétés très différentes de celle du xiie siècle. Sans doute, ils visaient une catégorie d’hommes qui se retrouvent en tous les temps et en tous les lieux : les usuriers professionnels, dont nous pouvons étudier les opérations dans un cahier de comptes tenu sous Henri II. M. T. Stead, Wiliam Cade, a financier of the xii th centuru, dans English hist. Review, 1913, p.

209-227 ; ils visent aussi l’exploitation occasionnelle, par un voisin rapace, du laboureur démuni de semences ou de farine. Mais les transformations de l’Europe, à partir du xiie siècle, donnaient non seulement aux usuriers et aux voisins, mais à tous les chrétiens d’immenses possibilités de spéculation et de gain.

Jusqu’alors, les placements de capitaux avaient été peu abondants et ils revêtaient des formes peu contestées : la société, dont tous les membres apportent une contribution pécuniaire ; la commende, où les capitalistes fournissent l’argent et les commerçants, leur travail. Le partage des bénéfices semblait dans les deux cas justifié par la communauté de risques. W. Silberschmidt, Die Commenda in ihrer frùhesten Entwicklung bis zum xiii. Jahrhundert, Wurzbourg, 1884 ; G. Astuti, Originie svolgimento storico délia Commenda fino al sec. xiii, Turin, 1933. À partir du xiie siècle, le milieu se modifie profondément. Par les voies maritimes à nouveau libérées, des flottes transportent les marchandises échangées du nord et du midi, de l’Orient et de l’Occident. Les négociants se rencontrent dans les foires. Les villes regorgent de denrées et de marchands. Au paiement en nature se substitue le paiement en espèces. D’où la multiplication des espèces, les problèmes de l’association et de la rémunération des capitaux, du transfert et du change des monnaies, du dommage et du risque au sein des entreprises.

Dans le même temps, les anciennes classes sont obérées ou ruinées : les croisades coûtent cher à la noblesse ; l’élévation des prix réduit les possesseurs du sol — notamment les vieilles abbayes bénédictines et les hobereaux de village — à emprunter aux nouveaux riches. Enfin, les États commencent à recourir, selon des formes perfectionnées, au crédit public. Leurs emprunts seront-ils gratuits ou rémunérés ? Et les services variés que leur trésorerie demande aux banquiers resteront-ils sans récompense ?

Sur tous ces bouleversements, voyez L. Goldschmidt, Universalgeschichte des Handelsrechts, Stuttgart, 1891 ; W. Ashley, An Introduction to English économie History and Theorij, 2e éd., t. i, 1892 ; t. ii, 1893 ; V. Brants, Les théories économiques aux XIIIe et XIVe siècles, Louvain, 1895 ; H. Pirenne, Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme, dans Bulletin de l’académie royale de Belgique, Classe des Lettres, 1914, p. 258-289 (beaucoup de précisions sur le régime des placements), et Les villes du Moyen Age, Bruxelles, 1927 ; G. Brodnitz, Englische Wirlschaftsgeschichte, t. i, Iéna, 1918 ; G. O’Brien, An Essay on Médiéval économie Teaching, 1920 ; G. Bigwood, Le régime juridique et économique du commerce de l’argent dans la Belgique du Moyen Age, Bruxelles, 1921 (détails concrets sur les catégories d’emprunteurs, de prêteurs et sur les opérations) ; E. Bensa, Francesco di Marco da Prato, Notiziee documenti sulla merealura italiana nel sec. XIV, Milan, 1928 ; Melvin M. Knight, Histoire économique de l’Europe jusqu’à la fin du Moyen Age, trad. fr., Paris, 1930, notamment p. 153 sq. ; J. Hamel, Banques et opérations de banques, t. i, Paris, 1933, p. 84-100 ; A. Fanfani Le origini dello spirito capitalistico in Italia, Milan, 1933 ; A. Doren, Storia economica dell’Italia nel Medioevo, trad. Luzzatto, Padoue, 1936, spécialement p. 187, 294, 382, 426, 440, 586 ; Luzzatto, Storia economica, Padoue, 1937 ; tous les articles de A. Sayous sur le commerce médiéval, en particulier : Les transformations des méthodes commerciales dans l’Italie médiévale, dans Annales d’histoire économique et sociale, 1929, p. 161-176, et L’histoire universelle du droit commercial, dans Annales de droit commercial, 1931, p. 3Il sq.

On ne s’étonnera point de la fréquence des prêts à intérêt, ni du taux élevé : 40% à Lucques, 20 à 30% à Florence, 20 à 40% à Pistoie. A. Sapori, L’intéresse del danaro a Firenze nel trecento, dans Archivio storico ilaliano, 1928, t. x b, p. 161-186 ; L’usura nel dugento a Pistoia, dans Studï mediocvali, t. ii, 1929, p. 208-216. L’enquête de Philippe le Bel sur les agissements des